Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Cinquième invitée : Camille Nevers, critique de Libération passée par les Cahiers et La lettre du cinéma.
Josué Morel : Vous nous avez proposé que l’on se retrouve au Mirbel, un café près de Censier, où vous avez fait vos études en cinéma.
Camille Nevers : J’ai étudié à Censier trois ans, mais l’essentiel de mon temps je le passais dans ce café, au fond. Il y avait un flipper, on buvait avec un groupe d’amis et on parlait de cinéma. Jean-Pierre Léaud fréquentait le coin, il s’asseyait de temps en temps avec nous. Je précise ce « cadre », pour dire comme le cinéma a toujours constitué pour moi une école buissonnière, une façon d’échapper à « ce qui se fait », aux bonnes manières, à la bonne culture et au bon goût. Je suis une autodidacte. Disons que le cinéma je l’ai aimé sinon « contre » un certain conformisme, en tout cas en révolte vis-à-vis de ce que je percevais comme une orthodoxie culturelle. Après le Bac, je me suis quand même inscrite à Censier, car l’IDHEC venait d’être remplacée par la Fémis et exigeait soudainement deux ans d’études supérieures pour passer le concours. J’ai donc vécu beaucoup de choses après le bac et très peu étudié. Surtout que Censier était dans la tradition linguistique et structuraliste, qui ne m’inspirait rien du tout. Je voulais (enfin) ne me vouer qu’au cinéma. Avec une petite caméra, je m’exerçais – je faisais de petits films, ou de petits clips, ou des montages sonores à partir de films que j’aimais sur radiocassette branchée au magnétoscope. Une pratique autodidacte donc, tout en voyant énormément de films, mais presque d’abord exclusivement le cinéma hollywoodien classique, beaucoup moins celui qui sortait en salles. La télé a été fondamentale et formatrice, je voyais de tout, mais Le Cinéma de Minuit, animé par Patrick Brion, fut une révélation, puis Eddy Mitchell (et encore Brion) avec le double programme hebdomadaire de La Dernière Séance, parfois le Ciné-club de Claude-Jean Philippe sur la 2. Peu après Canal Plus est arrivée, ça a beaucoup changé, sinon la pratique, du moins le rapport au cinéma tel qu’il était mon contemporain et plus seulement cet âge hollywoodien vénéré.
À Censier, il y a eu tout de même quelques cours que je suivais, en particulier celui de Charles Tesson consacré à l’écriture critique. L’enseignement consistait simplement à nous montrer des films et à nous faire écrire ensuite sur ce que l’on avait vu. Très bon exercice. La critique n’est pas un métier, c’est une pratique. Je pense toujours comme Truffaut là-dessus quand il ironisait – quel enfant rêve de devenir critique plus tard ? Je voulais faire des films, réaliser des films, dès que j’ai compris que ça ne m’était pas, comme fille qui aurait pu faire ce qu’on appelle « de grandes études », interdit. Et donc la seule chose qui m’intéressait était de découvrir le plus de films possible, ou des séries, tout sans discrimination, le très bon comme le très mauvais. Ça forme. Il m’arrivait de voir cinq films par jour à l’adolescence. Donc Tesson nous montrait sur une petite télé en classe par exemple les courts sublimes de Tourneur pour la MGM, ou Fièvre sur Anatahan, ou bien Dr Jerry et Mr Love, ou nous envoyait voir Achik Kerib de Paradjanov qui venait de sortir… des choses très diverses, et il fallait écrire, faire un texte qui rende compte de ce qu’on avait vu. C’est cela, la critique pour moi, cette pratique, cette quasi-gymnastique susceptible de décrire et de rendre compte de l’expérience intérieure de spectateur-rice et de l’objet-film existant en tant que tel hors de soi, les deux à la fois. La critique, je crois, cherche, le plus en phase possible avec la chose vue, à rendre compte d’une subjectivité et d’une objectivité du cinéma. C’est le contraire pour moi d’un compte-rendu – le compte-rendu, c’est le « relevé » si vous voulez, comme on relève les compteurs. Ça c’est la critique professionnelle, le fonctionnariat de la critique, et c’est quand même ce qui existe en majorité. La critique doit se mettre dans une certaine disposition, c’est une disposition d’ailleurs, et une pratique que je crois spéciale, de trouver les « clés » des films, de résoudre l’équation délicate entre ce que sont les films objectivement et l’effet qu’ils nous font, ce mélange et cette impureté-là. La fac ne m’a rien appris, sinon à mieux m’exercer. Mais il y a eu – et ça c’est très important – la Cinémathèque Universitaire. J’y ai passé beaucoup de temps, deux fois par jour, la séance de midi en salle 31 puis en amphi à 18h, à découvrir des cinéastes et des parts du cinéma que je méconnaissais voire ignorais totalement : Akerman et Duras, ou Ince et Eisenstein, et pas mal de muets. J’ai alors participé à une revue, Bande à part, créée par des étudiants de Paris VIII : un garçon, Christophe Derouet, me l’a proposé à la sortie d’une salle de cinéma et mon premier papier fut pour descendre un film de Doillon défendu par la revue, La Vengeance d’une femme.
J. M. : Ce n’est donc pas à ce moment que le désir est né ?
C. N. : Je n’ai jamais songé devenir critique. Par contre, passer par cette sorte d’« école » hors les murs qu’est la critique, par cet exercice au sens « moonfleetien », pour citer Daney, ça oui. Suivre une voie de la critique qui se destinait à la réalisation, passer par l’apprentissage de l’écriture critique, qui est une appréhension de la mise en scène plus fine que celle des écoles dédiées, quoi qu’on dise. C’est une conviction absolue. Ce furent mes années d’apprentissage, ou mes humanités buissonnières, si vous voulez. Le destin n’est fait que de bifurcations, de rencontres, des bonnes et des mauvaises, et pour moi qui ai toujours eu comme réflexe d’échapper à l’autorité sous toute ses formes, encore plus. Pendant les années de fac, j’ai aussi fait de la radio, c’était la fin des années 1980, l’époque des radios libres. Comme il me fallait trouver des petits boulots, j’avais répondu à une annonce de Radio FG. Je me suis retrouvée à 19 ans à parler cinéma dans un micro, de théâtre aussi. C’est là que Camille Nevers est née, plus facile à prononcer à l’antenne que mon nom civil. Je l’ai gardé ensuite en nom de plume. L’émission s’appelait Shaker. J’ai toujours aimé le médium de la radio, le studio, l’ambiance nocturne même en plein jour, c’est assez cinématographique, je suis sensible aux voix autant qu’aux images.
J’ai poursuivi, autrement, plus tard, sur France Culture par des chroniques pour l’émission de cinéma Rien à voir d’Hélène Frappat, rencontrée à La lettre, et il y a trois ans, juste avant la pandémie et les confinements, ce qui a donné quelques riches heures d’enregistrements « de chambre » plus proches de Radio Londres en termes de qualité sonore qu’autre chose, j’ai, après pas mal de réticences – mais Jérôme Garcin a su se montrer convaincant –, intégré Le Masque et la plume. Ça me fait un peu l’effet de participer au Muppet Show (j’aime beaucoup le Muppet Show). Disons qu’on est loin des radios libres. À FG, peu avant qu’on ne lui coupe l’antenne (les fréquences étaient pirates et les loyers des locaux pas toujours honorés) – et avant, en se relançant, de devenir la radio historique du mouvement de la French Touch et des musiques électro des années 1990 –, j’ai réuni quelques copains de la fac, ceux avec lesquels je passais ces après-midis entières au fond du café où nous nous tenons, pour réaliser une émission qui s’appelait Huit et demi, parce qu’elle était diffusée à 20h30. On faisait à peu près ce qu’on voulait, ça a duré quelques mois, totalement livrés à nous-mêmes. Je me souviens de micro-trottoirs, par exemple à la mort de Bette Davis, on demandait dans la rue aux passants si ça leur disait encore quelque chose. Suivant l’idée qu’il me fallait bosser, j’ai envoyé un long texte sur Miller’s Crossing, écrit pour un cours de Raymond Bellour, à Télérama, qui était la revue qu’on lisait à la maison et avec laquelle j’entretenais des relations assez exaspérées, même si certains beaux films je les ai découverts grâce à eux (et André Moreau y écrivait – je ne savais pas alors que c’était le pseudo de Brion). Réponse poliment négative. J’envoie le papier aux Cahiers. Peu après, Thierry Jousse m’appelle pour me rencontrer. Il venait de prendre la tête de la rédaction. Oubliée la Fémis. J’avais 20 ans, j’allais écrire aux Cahiers.
J. M. : À vous entendre, votre entrée dans la critique s’opère d’abord par un esprit de groupe. Était-il aussi présent aux Cahiers ?
C. N.: Les groupes, il faut les créer. Au début j’ai cru qu’il y aurait une cohésion, si ce n’est un esprit de groupe. Ce ne fut pas le cas. J’avais lu les Cahiers à partir de 1985/86, certains dont j’aimais les signatures, Le Roux, Chevrie, étaient déjà partis faire leurs films, comme Assayas. J’arrivais après et je pensais trouver un noyau, or c’était davantage entre deux règnes : Toubiana partait, Jousse arrivait, et je suis arrivée là. Jousse a fait écrire beaucoup de filles, c’est la première fois (et à ce point c’est la seule) qu’il y a eu autant de critiques femmes dans la revue, chose totalement inédite après Sylvie Pierre, Jackie Raynal, Danièle Dubroux, ou des rédactrices ponctuelles. Il y avait Laurence Giavarini, Marie Anne Guerin, Camille Taboulay, Amina Danton, ou Bérénice Reynaud. Au-delà de ça, je n’ai jamais eu l’impression que les Cahiers formaient une bande, et finalement tant mieux. Ça favorise l’estime, la bonne distance et le travail. Ça tient éloignés les affects mal placés. Dans les réunions du comité, où la parole circulait librement, on s’écoutait beaucoup les uns les autres. Je me suis toujours sentie estimée et écoutée, prise au sérieux sans trop de paternalisme. Ceux desquels j’étais la plus proche en termes de goût étaient Nicolas Saada et Thierry Jousse, il y avait une entente sur le fond, même si on pouvait différer sur les objets point par point. Ça pouvait être parfois rude bien sûr, d’être une fille, et très jeune. Je me souviens encore de ma première entrevue avec Serge Toubiana qui m’avait convoquée dans son bureau pour me rencontrer et, après m’avoir félicitée, m’avait demandé comment il se faisait que « j’écrive comme un garçon ». Je suis restée à bredouiller je ne sais quoi, assez effarée, ça m’a paru… je ne sais pas, idiot et insultant. Lui considérait qu’il me faisait un compliment sincère.
Si je dis qu’il n’est peut-être pas plus mal qu’il n’y ait pas trop eu d’affects, d’idée toujours forclose de bande – c’est rétrospectivement, quand on compare à la suite, à ce qu’a été La lettre du cinéma comme expérience de groupe lancée dans un bel esprit, et qui s’est avérée receler certaines hideurs… des choses plus noires – et que l’esprit de bande supposée camouflait ou même favorisait. Thierry Jousse a lui su, d’intuition, choisir des personnes et des styles qui se complétaient, il laissait une grande liberté pour traiter des films. Mais aussi, les Cahiers ça a été beaucoup de temps passé, de soirées avancées, au rez-de-chaussée du passage de La Boule Blanche, à la maquette, plus qu’au premier étage de la rédaction et de l’édition, lors des bouclages. C’est ce que je me rappelle le mieux, de mieux, le contact avec la secrétaire de rédaction Delphine Pineau, et Catherine Fröchen dans la pièce à côté pour l’iconographie, il y avait une « amicalité » précieuse. J’adorais relire les autres, trouver un titre pour mes papiers, ce qu’à Libé on ne peut presque jamais par exemple. Plus tard à La lettre du cinéma, j’ai été secrétaire de rédaction dans le même esprit (sous un pseudo de plus, Alexander Wolff).
Mahaut Thébault : Vous êtes passée aussi à la réalisation. Vous dites écrire comme quelqu’un qui « fait et veut faire d’autres films ». Ce qui vous inscrit dans une tradition propre aux Cahiers.
C. N. : C’était l’idée. J’ai toujours filmé, depuis que j’ai pu tenir une caméra, d’abord la Super 8 de mes parents, puis une Hi8, enfin un petite DV Sony. Je filmais mes proches, des portraits, je cadrais, m’exerçais et j’ai fait un premier film amateur « de serial killer » – de serial killeuse en fait, une fille qui recevait des visites et trucidait un à un tous ses hôtes. J’ai toujours considéré que j’écrivais du point de vue d’une cinéaste qui écrit, pas d’une critique au sens de profession – en plus on gagne à peine sa vie avec. Je n’ai jamais été mondaine, je déteste depuis toujours les projections de presse qui forcent à côtoyer des gens qui semblent tous se connaître, et peu s’apprécier vraiment. Je ne fréquente, à part de très rares proches, personne de ce milieu avec lequel je suis surtout fâché, mon caractère, et puis la cinéphilie comme petit exercice de pouvoir, m’emmerde vite. À une époque, après l’expérience déplorable à La lettre et après avoir tourné mon deuxième film en 2007, Cap Nord, j’en ai eu ma claque. Les auteurs, la politique des auteurs, parler tout le temps de films au lieu des événements parfois graves de nos vies (dont sont aussi faits les films), dans un silence, une lâcheté, un mensonge dont nul n’était dupe mais feignait de rien – c’est dire ce que #MeToo a été libérateur –, tout ceci devint pour moi intenable. J’y ai vu se révéler des rapports de pouvoirs, une hypocrisie arriviste et une clôture. J’ai dû tout reconsidérer. Et je trouve qu’on ne parle pas assez de cela, qui est en jeu, de nos vies. Je sais que « ça ne se fait pas » de dire ça. Raison de plus pour le dire.
J. M.: Le dénominateur en commun entre ces deux pratiques, la réalisation et la critique, ce serait donc la mise en scène ?
C. N.: Oui. Après il faudrait encore se redire ce qu’on entend, vous et moi, par là – et la mise en scène de quoi ? Critiquer, c’est rendre compte d’une représentation, donc d’une mise en scène. La critique est un exercice de mise en scène par recomposition, disons, plutôt que par représentation. On rend compte de la chose vue et écrire est une tentative de la recomposer. Plus ça va, plus je me dis que la critique doit être un travail de trace du film, comme le film est la trace d’une réalité qu’il a saisie, l’ombre d’un réel enregistré. Je me dis que si le support, l’objet-film disparaissait, les mots de la critique seraient les seules traces, ils ont cette responsabilité de transmettre. Et j’écris avec cette sorte de conscience de la disparition, de la destruction possible, et l’idée de la fragilité physique du film. Ce qui n’empêche pas que je reste dans l’idée de faire un prochain film. Le cinéma, comme une revue, il faut être à plusieurs, pas une bande, terme abusif, ni même un groupe – mais une équipe.
J. M. : Et à La lettre du cinéma, comment cela s’articulait ? J’imagine que le mode d’organisation était beaucoup plus resserré.
C. N. : La lettre, donc c’était crise sur crise. Et je vous renvoie à ce que je viens de dire, sur le déverrouillage souhaitable du privé et du « critique », sans quoi il est difficile de parler honnêtement de ce trimestriel qui avait par ailleurs maintes qualités, qui je crois a marqué l’histoire des revues de cinéma. Pour dire l’importance que ça a, j’ai fini après tant d’années par déposer plainte contre un « ex-confrère », il y a quelques mois. Mais je préfère ne pas plus ici commenter ces années-là au risque de faire « ce qui ne se fait pas ». La pratique critique revient peut-être aussi à parler moins d’une vocation, terme ronflant, que d’une disposition donc, et d’une position sur laquelle on transige ou pas. La disposition critique consiste à tenter de résoudre des questions de subjectivité et d’objectivité, ce qu’on trouve dans un film qui y est, mais qu’on ne verrait pas si on ne l’avait, d’une certaine manière aussi, en soi. Et qu’on découvre et reconnaît, à la fois. Il y a cette place éminente de la « reconnaissance », qui est l’un des actuels travers de notre société : cette place narcissique, à tous les sens qu’on la prenne, qui fait qu’on ne s’intéresse plus qu’à ce qu’on « re-connaît », qu’à ce que l’on partage déjà dans les cénacles et les petits cercles, d’où le relativisme et le manque de disposition précisément à la découverte, à l’inédit, à sortir de ce qui nous rassure et gratifie. Tandis que le concept de reconnaissance devrait être d’abord cette part subjective essentielle de s’aventurer, comme on dit « partir en reconnaissance », de se projeter et de s’identifier à une œuvre, qui permette alors une forme aussi objective de la découverte, de la surprise et de savoir accueillir le nouveau ou ce qui nous est étranger. Une disposition, donc. Une façon d’accueillir un film sous forme à la fois inédite et familière. Il faut la reconnaissance de ce qui ne nous était jusque-là pas du tout connu. Et on se sent de la gratitude, de la reconnaissance à ce qui procure cela. Je dirais que c’est ce qui peut arriver de plus beau devant un film.
M. T. : Vient Libération. C’est encore un autre rythme d’écriture, par rapport aux Cahiers et à La lettre ?
C. N. : C’est Julien Gester qui m’a appelée fin 2018. C’est un autre rythme, celui d’un quotidien, une autre urgence et un autre formatage, et aussi une rédaction non spécialisée, je veux dire que le service « culture », même aussi identifiable que celui de Libé, en particulier avec les ombres de Daney, ou Skorecki (deux anciens des Cahiers aussi), est un îlot au milieu du reste du journal. On est encore un bastion de la presse quotidienne où l’on peut écrire sur le cinéma autrement que sur un timbre-poste, et hors formatage d’édition hyper contraignant. J’y suis solitaire et bien.
Mac-mahonisme et féminisme
M. T. : Donc, dans le cadre de cette pratique finalement assez solitaire de la critique, est-ce qu’il y avait des modèles auxquels vous vous référez ?
C. N. : Le livre qui m’a marquée, vers 15 ans, indélébilement, c’est Qu’est-ce que le cinéma ? d’André Bazin. C’est le livre fondamental sur le cinéma et si vous voulez, je suis bazinienne avant toute chose.
M.T. : Donc les Cahiers étaient tout de même présents dès le départ.
C. N. : Les Cahiers jaunes. J’ai d’abord aimé les cinéastes adulés par les mac-mahoniens, avant même de savoir que les mac-mahoniens existaient. Plus tard, comme tout le monde, j’ai découvert le dictionnaire de Jacques Lourcelles, que je garde à portée de main toujours et auquel je reviens souvent. Je trouve Lourcelles stylistiquement plus fort que Mourlet. J’ai lu récemment le livre de Christophe Fouchet, où il défend l’idée que les mac-mahoniens n’étaient au fond pas plus à droite que les Cahiers jaunes, ce qui me semble assez juste. Je me sens mac-mahonienne mais de gauche, et pour moi les Cahiers et les mac-mahoniens, c’est finalement le même esprit, quoi qu’ils en disent. Finalement le mac-mahonisme et sa revue Présence du cinéma ont contribué à combler les manques des cinéastes importants que les Cahiers avaient défendus de leur côté. Ils ont au moins Lang, la base, en commun. Mais mis bout à bout, Bazin, les Cahiers et les mac-mahoniens forment un ruban idéal de ma cinéphilie. De Hawks à McCarey, de Hitchcock à Tourneur, de Guitry à Rohmer, de Preminger et Minnelli à Cukor, Walsh, etc.
M. T. : Finalement, même dans les textes des mac-mahoniens, Losey n’était apprécié que dans le début de sa carrière et pour ses trois premiers films.
C. N. : Oui, et Losey blacklisté et exilé n’était pas identifié à droite. En attendant, moi qui ne suis pas du tout à droite, mais alors pas du tout, je crois qu’on peut lire les critiques des Cahiers, Rohmer y compris, sans se soucier de leurs inclinaisons politiques. Quant à Lourcelles, je pense qu’il ne vote pas. Ce n’est pas du tout son problème, il n’y a pas d’idéologie chez lui.
J. M. : Il y a tout de même chez Lourcelles une idée de pureté et de noblesse, moins affirmée que chez Mourlet, mais présente quand on le lit sur le cinéma classique.
C. N. : Oui, de toute façon c’est une sorte d’aristocrate lui-même, j’entends par là qu’il n’a jamais eu à travailler, c’est comme ça qu’il a eu le temps de rédiger son dictionnaire. C’est aussi un très lent.
M. T. : Sur Les Contes de la lune vague après la pluie, il écrit tout de même dans son dictionnaire quelque chose sur la vraie nature de l’homme, révélée par la guerre, dans la souffrance.
C. N.: Oui, Fouchet cite d’ailleurs ce passage. Personnellement, je peux très bien passer outre, tout en m’énervant contre les puristes de « l’art pour l’art » et identiquement contre les adeptes du « tout est politique » de l’autre camp.
J. M. : Il y a quelque chose justement de singulier dans vos papiers de ces dernières années, dans cette manière d’articuler une approche féministe et de cultiver un héritage mac-mahonien. De prime abord, ça ne va pas de soi.
C. N. : J’ai beaucoup écrit sur des femmes cinéastes aux Cahiers, mais cette conscience féministe, si on peut l’appeler ainsi, est venue dans un second temps. À 20 ans, je pensais que les choses étaient presque acquises, après l’effervescence des années 1970. Mais aux Cahiers, lorsque je parlais d’Akerman, ils n’avaient pas vu les films. J’ai à un moment proposé de faire un dossier sur les cinéastes femmes apparues à l’époque, parmi lesquelles Catherine Breillat, Claire Denis, Patricia Mazuy, Christine Pascal, Jodie Foster, Sondra Locke, etc. Toubiana a balayé ça de la main avec comme argument que Jodie Foster était lesbienne et que les autres n’avaient pas un talent assez développé pour que l’on puisse dresser un dossier intéressant… Ça n’a pas eu lieu et je n’ai défendu ces cinéastes que film à film. Hors Jodie Foster, que j’avais interviewée pour Little Man Tate avant cet échange déplorable, une seule femme cinéaste avait fait à l’époque la couverture des Cahiers : Tonie Marshall avec Pas très catholique.
J. M. : Les lignes bougent sur ces questions, mais on sent, notamment à l’université, un certain désintérêt des jeunes cinéphiles vis-à-vis de la critique, qui à leurs yeux n’a pas su s’emparer de ces enjeux.
C. N. : Ce qui n’est pas faux. On prend pour une contradiction ce qui est une façon pour le cinéma, d’après moi, de marcher toujours sur « deux jambes » – pour reprendre l’expression de Daney, qui parlait lui de la spécificité du cinéma d’avoir une jambe populaire et une jambe intellectuelle. Ainsi je ne crois ni à « l’art pour l’art », ni au « tout est politique », mais je crois à ce que Bazin a défini comme l’impureté du cinéma. C’est comme la reprise magnifique de préférer « l’impair » chez Verlaine dans Art poétique – « Il faut aussi que tu n’ailles point / Choisir tes mots sans quelque méprise : / Rien de plus cher que la chanson grise / Où l’Indécis au Précis se joint. ». Alors concrètement au cinéma l’impureté, ou les deux jambes, c’est quoi ? C’est un rapport de la représentation au représenté, un réalisme ontologique du cinéma auquel Bazin a dédié ses textes les plus forts. Il y a une part non purement graphique du cinéma, et je crois que c’est sa part fondamentale, que j’appelle sa part « dramatique ». C’est un rapport aux corps, aux acteurs – et ce réalisme-là, de l’acteur en acte, reste pour moi le plus précieux. Le jeu vidéo est plus proche des arts plastiques que du cinéma qu’on a un peu trop tendance à envisager comme ça, plastique, « l’image » dans son acception la plus générique prenant le pas sur l’art dramatique, sur le jeu de l’acteur, ou sur la littérature et le romanesque, à quoi le cinéma doit tant. Le « drame » engage une impureté, à la fois un travail esthétique et une qualité « scénique », un récit, une parole, un rapport à la vie et à l’art d’un seul tenant. Le fond et la forme, qu’on peut aussi bien nommer le drame et la (mise en) scène. Alors pour moi, le féminisme et l’esthétisme c’est la continuation par d’autres moyens des deux jambes du cinéma, c’est la poursuite de son impureté, de sa trivialité aussi. Personnellement, puisque le privé et le public est un enjeu crucial des temps actuels, le cinéma m’a faite telle que je suis, la femme que je suis. Autrement dit, et c’est ce qui en définitive me met en porte-à-faux avec les cinéphiles comme avec les féministes, le cinéma n’est pas pour moi un instrument du patriarcat et de l’exploitation des femmes. Ça a été pour moi, au contraire, émancipateur et libérateur. Et en disant ça, je parle des films en effet, de tout ce que j’ai vu dans les films de Hawks, de Minnelli, de Rohmer, de Tourneur, de Lang, de Hitchcock, de McCarey, de Cukor, ou de Guitry, je parle de la teneur de « drame » des films, qui est la dimension critique, plus encore que politique si l’on veut, tout en gardant parfaitement conscience que ce n’est pas la même chose que la façon, en coulisse, hors-champ et hors-film, dont les comédiennes, une Marilyn Monroe, une Judy Garland, une Tippi Heddren, ou les maîtresses des uns et des autres, étaient traitées par les potentats petits et grands des Studios, ou par nos « auteurs », etc.
Il y a sur tous ces sujets une crispation actuelle. C’est passager, ça passera. Et sans doute est-ce dû précisément à la virulence et à l’élan qui nous sort du patrimonial et du patriarcal morne, où les assis veulent demeurer. Il y a des excès et il y a des faux procès, oui. Il y a un manque de distance critique, l’idéologie est finalement partout, des deux côtés, cinéphile et féministe. Me revendiquer comme cinéphile féministe est une position impure poursuivie, plus lucide ou articulée, qui nomme ce que j’ai toujours été et ce que le cinéma représente à mes yeux.
J. M. : Vous consacrez d’ailleurs de plus en plus de textes aux acteurs et actrices.
C. N. : Ce ne sont pas les auteurs qui m’ont d’abord fait aimer le cinéma, mais les acteurs. C’est en ayant vu Cary Grant et Garbo, et vu danser Fred Astaire et Cyd Charisse, ou chanter Judy Garland. Je n’ai jamais été très attirée par le cinéma d’animation à cause de ça. Je peux défendre un film pas terrible en termes de mise en scène, mais où les comédiennes viennent apporter quelque chose de l’ordre de leur propre « politique » comme geste de mise en scène. On peut suivre leur carrière et y voir une œuvre, au même titre que l’on reconnaît ça chez le réalisateur ou le scénariste par exemple, ou le décorateur ou le chef-opérateur. Aucun souci à évaluer ceux-là comme créateurs et comme « metteurs en scène » : celui qui écrit, celui qui éclaire, celui qui scénographie, celui qui analyse, puisque même le critique est considéré comme auteur – chacun à un poste stratégique du film. Et ce sont (presque) toujours des hommes. Mais celui qui joue ? Il se trouve que le cinéma doit encore plus aux femmes qu’aux hommes, à ce poste qu’est « le jeu ». De là à penser que ce n’est pas, ou moins, sérieux, que si l’on joue, on ne crée pas… Curieusement, pour les acteurs, d’œuvre on ne parle pas, on parle de carrière. Et il faudrait se satisfaire des quelques stars, dont le nom seul suffirait à « faire le film » – on va voir un « Gabin » ou un « Magnani », un « Bébél » ou un « DiCaprio ». Alors que non, l’idée d’œuvre vaut pour presque tous les acteurs, de seconds ou de premiers rôles. On a juste tendance à les aborder non comme des auteurs mais comme des « persona », des masques de chair, des figures de comédie, ou des « types », alors que l’on peut parfaitement, comme je le fais de plus en plus consciemment, les considérer comme l’auteur d’un film, de l’intérieur. C’est pourquoi les films des acteurs-auteurs m’intéressent toujours autant, ça avait commencé aux Cahiers avec Jodie Foster, ou Christine Pascal, ou Barbara Loden… Et tout vient de Lupino, sûrement, donc de Lang et Walsh, de comment cette comédienne chez ceux-là avec de si beaux films faits ensemble, devient (est déjà) la cinéaste qu’on admire pour toute « son œuvre » ensuite, devant et derrière la caméra.
En poussant ça, j’en viens à parler des actrices-autrices. C’est-à-dire que je vois par exemple chez Charlize Theron ou Laura Dern, ou Drew Barrymore, ou Sandra Bullock, qu’elles n’ont même plus besoin d’être à la réalisation pour être à la mise en scène (mais elles sont souvent à la production). Je me suis presque exclusivement passionnée pour ça, à un moment. J’étais devenue tellement allergique à la cinéphilie reposant sur la politique des auteurs au sens le plus étroit et qui est quand même un univers de mecs entre eux essentiellement, où les filles qui les accompagnent doivent signer une forme de pacte tacite qui n’est plus un problème de féminisme strict mais de territoire, des enjeux de pouvoir en général. À partir du milieu des années 2000, je suis allée voir ailleurs, j’ai même cessé de voir les films des auteurs que j’aimais, je ne m’intéressais plus qu’aux séries et aux acteurs, et plus spécifiquement aux actrices – cinéphilie de fille, de manière pour la première fois pour moi revendiquée en tant que telle. C’est assez passionnant parce qu’en faisant ça, en suivant une actrice ou un acteur, on voit des films que l’on ne verrait jamais autrement. Parfois, souvent, ce sont des films inédits en France, et on découvre tout un pan de cinéma, et de la comédie en particulier, qui est un genre auquel je tiens excessivement, qu’on loupe autrement. C’est la question de relancer la curiosité, l’inattendu, de susciter la surprise sans quoi, c’est mort. Après, je ne sais pas pour vous, qui êtes plus jeunes : comment faites-vous pour relancer votre curiosité ?
J. M. : Écrire sur des objets très différents me semble une bonne solution, pour remettre sur le métier la manière dont on approche les films.
C. N. : Oui, mais il me semble qu’il faut aussi aller chercher des objets que personne d’autre que vous n’a vus. C’était ce que faisaient les mac-mahoniens, aller dénicher le truc que personne n’a encore mis à sa juste valeur. Skorecki a cherché dans les rebuts de la télévision, mais cette perspective a ses limites, même si l’idée est la même. C’est une question que je me pose souvent et que je vous pose en retour, comment aujourd’hui, on réactive une forme de désir critique qui ne soit pas de la gestion gestionnaire ?
M. T. : Je pense effectivement que les acteurs sont un bon chemin de traverse, parce que cela force à aller découvrir des pans de filmographie que l’on aurait autrement mis de côté. J’ai par exemple découvert récemment plus en profondeur le cinéma hongkongais, qui reste assez peu commenté. Il y a eu la période Cahiers avec Assayas, mais depuis, le discours s’est tari. Il y a des dizaines de films géniaux, les Patrick Tam, par exemple. Personnellement, cela me stimule beaucoup d’aller voir ces filmographies qui ne sont ni américaines ni françaises, alors même que ma cinéphilie émane de ces dernières. Je trouve que les revues actuelles ne vont pas assez regarder ailleurs.
C. N. : Oui, les revues couvrent les grands festivals, mais on a l’impression que ce sont aussi des lieux qui centralisent des tendances en évitant trop souvent les marges et les « genres ».
De la colère
J. M. : À vous entendre, la question de « la marge » est importante pour vous.
C. N. : De la marge, de l’invisible. On parle maintenant de l’invisibilisation, qui est un terme très cinématographique. Je ne crois pas aux formations de cinéma en général. Je ne crois pas aux écoles de cinéma. On peut apprendre la technique, c’est tout – c’est ce que disait très bien Chabrol. Mais pour apprendre le cinéma, à part voir des films encore et encore… La question demeure : comment trouver une forme de joie renouvelée, ou de colère ?
J. M. : La colère, c’est en effet un bon moteur critique. Est-ce que ce désir d’en découdre ne se serait pas justement estompé ? Il y a de moins en moins de critique négative dans l’espace critique aujourd’hui.
M. T.: Il y a aussi la volonté de revenir sur une forme d’injustice ?
C. N. : De jouer le chevalier de la table ronde, se battre pour ce qu’on croit digne d’intérêt, plutôt que de systématiquement défendre les cinéastes tout frais émoulus de la Fémis et les faux rebelles.
J. M. : Mais est-ce qu’il n’y a pas une espèce de fantasme de critique de révéler des films ou des cinéastes ?
C. N. : C’est à dire que nous, les critiques, on arrive toujours trop tôt ou trop tard. C’est un avantage et un handicap. C’était ça la force de la cinéphilie classique, des Cahiers au Mac-Mahon, de découvrir avec ce temps de retard, dans l’après-guerre, les grands cinéastes pas « vus », puisqu’invisibles pendant les années de guerre. C’est facile de voir qu’un cinéaste existe très vite, mais après, est-ce qu’il compte pour soi-même, vraiment ? Quand on voit que quelqu’un va « exister » de manière forte, quoi qu’il arrive, qu’est-ce qu’on fait ? Est-ce qu’on se lance pour dire que ça existe, est-ce qu’on prend le risque de dire qu’on n’aime pas ? C’est aussi la question de la prescription critique, même d’influence réduite aujourd’hui, et de savoir si un jeune cinéaste, souvent fragile, on le tacle au risque de rater quelque chose et, plus encore, de freiner ses prochains projets en le débinant.
J. M. : Personnellement, je crois plutôt qu’il faut laisser le temps aux cinéastes de « venir ». Les choses peuvent bouger. Il y a de grands cinéastes qui se révèlent tardivement. Et il existe beaucoup de reconnaissances en fin de compte assez tardives, comme ça a été le cas par exemple pour Spielberg.
C. N. : Je suis agacée contre cette idée d’un Spielberg infantile et puis un Spielberg adulte, cinéaste « mature ». Après La Liste de Schindler, au moment de A.I., plein de gens ont changé d’avis. Alors qu’il a toujours eu des hauts et quelques bas.
J. M. : On en revient à la colère. Et l’idée d’être à l’heure.
C. N. : On a beaucoup discuté des Cahiers jaunes et des mac-mahoniens. Moi, j’arrive après ça. Eux sont arrivés après la guerre, avec ces films déjà datés qu’ils découvraient à la Libération, avec ce mélange de modernité esthétique et de nostalgie réactionnaire. Et nous, on arrive après quoi ? C’est peut-être la question que chacun‑e devrait se poser, pour savoir en vertu de quoi et contre quoi on écrit et filme à notre tour. Godard est mort. Y aura-t-il un après-Godard et qu’est-ce qui disparaît avec lui ? La meilleure chose qui soit arrivée au monde occidental ces dernières années, c’est #MeToo, et il est très important, on ne le souligne jamais assez, que ce mouvement de 2017 émane du cinéma, du monde du cinéma. C’est pour cela que féminisme et cinéphilie sont pour moi, aujourd’hui, quitte à me retrouver en porte-à-faux vis-à-vis d’une frange de la cinéphilie comme d’une frange du féminisme, plus intimement liés que jamais, sur deux jambes distinctes, boiteuses pourquoi pas, mais qui aident à avancer, concrètement et esthétiquement. Dans ce sillage de #MeToo, je vois, j’entends beaucoup de choses. Il se passe un truc passionnant comme ce le fut au moment de la Nouvelle Vague, mais c’est un autre mouvement, avec ses propres conditions d’apparition comme de revendication. Le patriarcat après le cinéma de papa, avec lequel il fallait rompre. Je ne sais pas ce qui en sortira. Notamment quels films, car il n’y en a pas que de bons, bien entendu, dans ceux qui se réclament de cette nouveauté ou de cette radicalité. Or le fil de réflexion que je suis au fur et à mesure des films à propos desquels j’écris, c’est-à-dire autour de cette idée des actrices-autrices, me convient, car j’y trouve matière à penser les choses avec un discernement plus ferme que je ne le faisais jusque-là, tout en retrouvant une relation originelle aux films, aux comédiennes et aux comédiens au centre, comme punctum, si l’on veut, de la mise en scène, qui reste à mes yeux la valeur cardinale. Aussi, je peux dire que c’est la première fois que je sens un rapport au cinéma et à la critique où la vie et l’esthétique sont à ce point couplées, problématisées, questionnées et dessinées sur le même plan, comme dans les plus beaux McCarey.