Comment va la critique de cinéma (et où va-t-elle) ? Telle est la question qui structure souterrainement cette série, baptisée « perspectives critiques », dans laquelle nous allons à la rencontre de confrères et de consœurs pour discuter de leur regard sur la critique, de leur rapport à l’écriture, de l’intrication entre leur travail et leur cinéphilie… Par petites touches et paroles qui se font écho, ces entretiens auront par ailleurs vocation à dresser entre les lignes un bref état des lieux de la critique contemporaine. Deuxième invité : Mathieu Macheret, ancien pilier de Critikat, qui officie aujourd’hui au Monde, aux Cahiers du Cinéma et à Trafic.
Josué Morel : Mathieu, tu as commencé à écrire à une époque où la critique de cinéma en ligne connaissait une grande émulation.
Mathieu Macheret : Oui, dans le contexte assez particulier de la cinéphilie du début des années 2010, un moment où l’on croyait beaucoup aux sites internet et à l’arrivée d’une nouvelle critique. C’est une idée qui n’a pas cependant fait long feu, bien qu’elle n’ait pas été complètement sans accomplissements et qu’elle ait forcé la presse papier à se reconfigurer.
J . M. : Comment, à ton avis ?
M. M. : En intégrant des nouvelles plumes. Internet a été une pépinière. À mon avis, il n’y a toutefois pas vraiment eu de profonds changements structurels et formels. Avec la critique Internet, on a cru un peu naïvement que l’on allait créer des nouveaux formats. La candeur de cette génération a été de se dire qu’elle allait tout renouveler, puisqu’il n’y avait pas de limitation de longueur, qu’on pouvait intégrer de la vidéo, mélanger les deux, etc. C’est un peu ce que faisait d’ailleurs Joachim Lepastier sur son blog, 365 jours ouvrables. Mais sans modèle économique, il n’y pas la possibilité d’un véritable bouleversement des formes critiques. Voilà le bilan que je pourrais dresser de ces années-là.
J . M. : Il y a quelques semaines, nous avons republié ta critique de Théorème, écrite il y a dix ans, à l’occasion de la ressortie du film. Tu l’as commentée en ces termes sur ton mur Facebook : « J’y surprends quelqu’un que je ne connais presque plus. Comment dire ? C’est moi et ce n’est pas moi.» Qu’est-ce qui selon toi aurait depuis changé dans ton approche de la critique ?
M. M. : À l’origine, je n’imaginais pas faire de la critique dans un cadre professionnel. Quand je collaborais à Critikat, j’étais monteur. Je suis passé par Louis Lumière et je souhaitais travailler dans le cinéma, sur les plateaux ou en tant que monteur.
J . M. : Tu as d’ailleurs tourné quelques courts-métrages.
M. M. : Oui, des courts d’école, des aventures ponctuelles. La critique était une activité parallèle dans laquelle je me suis lancé parce que j’admirais certains auteurs, je lisais beaucoup d’articles et je voulais m’essayer à l’exercice. De fil en aiguille, j’ai basculé sur Critikat dans une forme de mimétisme de la presse. En m’investissant au sein de la revue, je devenais l’équivalent d’un journaliste, j’allais régulièrement aux projections de presse, j’ai commencé à couvrir les festivals de Cannes et de Venise… On pensait initialement relancer les formes critiques et puis, finalement, on en venait à imiter les supports papier. Pour moi, c’était une sorte d’apprentissage. Au début, j’étais très libre, j’écrivais les textes selon mes désirs. À un moment est toutefois arrivé le besoin de les raccourcir, de synthétiser.
Mahaut Thébault : L’une des grandes différences entre les revues en ligne et les titres papiers reste l’impératif du calibrage.
M. M. : Tout à fait. Si j’ai exprimé il y a quelques semaines cette distance avec le texte sur Théorème, c’est que sans m’en rendre compte, j’ai appris, en me professionnalisant, à répondre aux exigences propres des supports auxquels j’ai ensuite collaboré. J’ai d’abord commencé à publier un peu dans Trafic où l’écriture reste personnelle, très littéraire. Mais lorsque je suis entré aux Cahiers, en 2011 ou 2012, il y avait un désir de former les rédacteurs. Je travaillais beaucoup les textes avec Stéphane Delorme et Jean-Philippe Tessé afin d’exprimer à travers eux une voix commune. Cela m’a beaucoup appris.
Le Monde, c’est encore autre chose : je ne m’exprime plus dans un espace cinéphile, je ne m’adresse pas au même lectorat. On doit faire passer ses idées sans jargon, sans estimer que tout le monde a vu La Ligne générale d’Eisenstein, on doit toujours tout réexpliquer. J’envisage la chose comme un exercice, en essayant d’exprimer mes idées avec un autre langage. J’ai inévitablement changé depuis mes premiers pas à Critikat, en 2008, mais je reconnais malgré tout encore quelque chose qui me serait propre dans les articles de cette époque. Si on écrit des textes personnels, on dépose quelque chose de soi dedans. Je pense que ce qui change surtout, ce sont les lieux par lesquels on passe. Ce qui est déterminant, c’est l’adresse, pour qui l’on écrit.
De la méthode
J . M. : Pour revenir sur cette cette idée qu’à une époque, la critique en ligne a reproduit certains traits de la presse traditionnelle, il me semble tout de même que tu as écrit plusieurs articles assez souples et singuliers dans leur forme, qui dénotent avec les impératifs journalistiques d’un titre tel que Le Monde. Je pense par exemple à ton texte sur À bout de souffle, composé d’une suite de phrases télégraphiques… Dans ton papier sur Théorème, tu résumes l’horizon du récit par une équation mathématique quand, dans ta critique d’Independencia, une citation d’Ovide cohabite avec un raisonnement organisé par points. Certains de ces partis pris formels me semblent aujourd’hui difficiles à envisager dans un journal soumis à un calibrage ou aux exigences que tu as décrites. C’est peut-être à cet endroit que les revues Internet ont à mon avis une carte à jouer, dans la possibilité de combiner des textes de tailles très variées, ou de mettre en avant des formes moins conventionnelles. D’autant plus dans un contexte où les pages culture et les espaces dévolus à la critique se réduisent. Un exemple parmi d’autres des conséquences de cette situation : la critique négative est réduite à la portion congrue dans la plupart des publications papier.
M. M. : Ce qui est intéressant, c’est que les textes que tu évoques étaient largement sous influence. Quand je me replonge à cette époque, je me rends compte qu’il y avait une part d’imitation de ce que j’admirais dans les Cahiers, notamment ceux des années 1960/1980, où régnait une liberté de formes des textes. L’article sur Théorème, dans lequel le film est transformé en équation, est ainsi lié quelque part à la période théorico-sémiotique des Cahiers. C’est une imitation. Ce qu’on pourrait croire comme plus inventif ou plus libre relève aussi du fait que, lorsqu’on débute, on prend des modèles, on est sous influence. L’article sur À bout de souffle naît d’une incapacité de faire la critique d’un film tellement légendaire que je dois le prendre sous un autre angle, mais c’était déjà fait dans les Cahiers sous forme de lettres, celle de Rivette à Rossellini, par exemple.
J . M. : Reste que cette liberté dont tu parles s’est un peu perdue dans les espaces disons institutionnels de critique.
M. M. : Oui, même aux Cahiers, parce que la revue a énormément changé au fil des années. On n’a jamais cessé de reprocher aux Cahiers leurs textes cryptiques et hermétiques. La revue évolue et aujourd’hui, les Cahiers essayent d’être très clairs. Ils proposent des textes exigeants mais ont aussi intégré un surmoi.
J . M. : Quand daterais-tu ce changement ?
M. M. : Je pense que dans la période Burdeau/Frodon, qui est une période bicéphale et schizophrène au possible, on trouve encore des textes hermétiques. Pour schématiser, le clan Burdeau incarnait un versant théorique quand la partie Frodon s’occupait plus de journalisme. Avec Delorme et Tessé, le ton s’est ensuite simplifié, il y avait un désir de parler aux jeunes, de recruter des très jeunes lecteurs. Ils privilégiaient d’ailleurs dans certains textes une dimension quasi orale. Ce sont des mouvements tectoniques dans lesquels les différents auteurs de la revue sont pris. Concernant l’article sur Independancia, je ne suis même pas sûr d’aimer encore le film aujourd’hui. C’est aussi la question, quel regard porter sur ces films si j’étais amené à les revoir ? Il s’agissait d’un texte numéroté, chose faite dans les Cahiers dans les années 1970 sous la forme de démonstrations mathématiques. C’était une forme de surinvestissement du sérieux scientifique, appliqué à la critique, ce qui constitue une stratégie parce que la critique n’est pas scientifique, mais relève d’une subjectivité, d’un regard qui s’exerce sur un objet. Rejouer cette forme confère une sorte d’autorité que tu n’as pas quand tu débutes.
M. T. : Luc Moullet faisait également des textes à points, qui allaient bien avec son style précis et méthodique.
M. M. : Oui, des textes à signets qui renforcent l’idée de démonstration logique qui va à son terme. Ces textes reposaient quelque part sur des modèles que j’essayais d’imiter. Ce n’est pas pour surdéterminer le fait que l’on devient plus libre avec le temps, mais au tout début, rédiger un article pour Critikat me prenait trois jours, c’était dément. Aujourd’hui, même pour Le Monde, où il n’y a pas de développement poétique possible, où le texte passe dans une machine de correction et de mise en forme qui nous échappe, je n’ai plus les mêmes atermoiements de l’époque. Parce qu’un texte strictement personnel est de l’ordre du fantasme : au sein d’une rédaction, un texte est toujours le produit d’un collectif, d’un groupe qui rentre à un moment ou un autre dans sa forme, et c’est tant mieux. Cette dépersonnalisation a quelque chose de bénéfique. Mon écriture est devenue très directe, lorsque je me lance dans un article, il doit être rendu, parfois, deux ou trois heures plus tard. Et quelque part, cela libère paradoxalement quelque chose, l’écriture devient avant tout un moment dialectique.
M. T. : Et quand tu écris, comme récemment, un livre (Josef von Sternberg : Les jungles hallucinées), c’est encore différent. À qui t’adresses-tu à ce moment-là ?
M. M. : Le livre, c’est en effet autre chose, parce qu’il s’agit d’une espèce de course de fond. C’est long à réaliser : ce n’est pas du tout les textes que l’on a l’habitude d’écrire quand on couvre l’actualité. Il faut trouver un souffle. Je me rappelle avoir commencé ce livre de manière un peu trop informative, par habitude du Monde, en multipliant les éléments pseudo objectifs et froids. Alors que Sternberg, c’est du chaud, il fallait trouver quelque chose d’un peu plus possédé et vivant. J’ai écrit ce livre sur Sternberg parce qu’il existait un vide éditorial, et les ouvrages publiés à son sujet ne me satisfaisaient pas (sauf l’excellente monographie de Gaël Lépingle sur Agent X27, mais elle est parue alors que j’étais déjà en train de rédiger).
Je voulais faire découvrir sa filmographie, je trouvais injuste qu’elle soit considérée comme poussiéreuse, que les films ne soient pas beaucoup montrés. Donc je m’adressais avant tout à des néophytes, à ceux qui pourraient les découvrir et les aimer. Cela a été un travail très morcelé, je commençais la semaine en essayant d’écrire un chapitre et puis, en fin de semaine, il fallait faire tout le reste. J’ai vraiment travaillé en continu, journées, soirs, week-ends, c’était un peu fou. Si c’était à refaire, je m’organiserais autrement à cause des contraintes du métier, si tant est que la critique en soit un, ce dont je ne suis pas sûr.
J . M. : On a eu ce débat dans le précédent entretien de la série, avec Samir Ardjoum. Pour moi, il s’agit surtout d’un travail, ce qui ne se confond pas nécessairement avec un métier.
M. M. : Oui, parce qu’il n’y a pas de méthode, tu ne peux jamais te servir deux fois de la même astuce et les films ne suscitent pas chez toi la même réaction, tu ne peux donc rien appliquer de systématique. Chaque film est un objet qu’il faut cerner en appliquant différentes stratégies. L’idée d’un travail me semble plus juste.
J . M. : On va reparler de l’écriture, mais je voulais d’abord revenir sur les bandes-annonces que tu as réalisées pour TMC, et plus largement de ton activité en tant que monteur. Tu n’as jamais pensé à expérimenter une forme de critique vidéo ?
M. M. : Non. Parce que j’adore l’écriture, je lis beaucoup. Pour moi la littérature, c’est aussi important que le cinéma. Cette question de la critique est à la croisée des deux, sans l’écriture, ça m’intéresse moins.
J . M. : Ce que tu décris m’évoque une intuition que j’ai eu en commençant à écrire, et que certains de de mes collègues m’ont dit aussi ressentir : il me semble que lorsqu’on plonge dans la critique, on connaît une phase, délimitée dans le temps, où on est au fond presque plus amoureux de la critique de cinéma que du cinéma lui-même. C’est une forme de parenthèse passionnée où le discours sur les films importe autant, si ce n’est plus que les œuvres.
M. T. : C’est peut-être parce qu’à un moment, le film se complète par l’écriture. C’est ce développement critique qui « l’augmente ». Il cesse d’être un simple objet que l’on reçoit mais devient plus familier, c’est une sorte de traduction et le film t’appartient en quelque sorte davantage. Tu traverses les films par l’entremise des critiques pour te créer une histoire imaginaire.
M. M. : C’est très vrai.
J . M. : Je crois qu’il faut passer par cette phase, mais il me semble justement qu’elle ne peut être que temporaire.
M. T. : Peut-être.
J . M. : Tu penses être encore dedans ?
M. T. : J’ai l’impression, oui.
M. M. : En tout cas, me concernant la pulsion cinéphile de départ est bien liée à l’écriture. Quand j’étais jeune et que j’ai commencé à m’intéresser au cinéma, je vivais dans une petite ville de province où il ne passait pas beaucoup de films et je les découvrais par la presse, par les articles, les magazines que j’achetais, notamment Mad Movies et les Cahiers. Je n’avais accès aux films qu’en lisant des articles, c’est la lecture et l’admiration devant la prose et la plume de certains qui donnaient envie de voir les films. C’est vraiment l’admiration pour des textes de Bonitzer, de Biette, de Moullet, de Narboni, de Delahaye, de Tesson, de Marc Chevrie, que j’ai trouvés extraordinaires, qui m’ont quelque part guidé, aidé à mieux aimer les films. Leurs textes déploient de manière exponentielle l’amour du cinéma, en dehors de tout champ restrictif et spécialisé.
J . M. : Tu revendiques d’ailleurs ce côté touche-à-tout, tu nous disais par exemple avant cet entretien ne pas vouloir devenir un spécialiste de Sternberg.
M. M. : Non, parce que la critique n’est pas spécialisée, et à mon avis ne gagnerait pas à l’être. Le geste critique doit pouvoir s’exercer sur une variété d’objets possibles et toujours différents, toujours renouvelés. C’est mieux ainsi. Même le bagage culturel ne compte pas forcément : il ne faut pas être timide lorsqu’on commence parce qu’on ne connaît pas assez de films, l’important, c’est le regard, la façon dont il va s’entrechoquer avec les objets pour susciter une étincelle. Il faudrait même peut-être élargir encore plus, on pourrait écrire en même temps sur la musique, par exemple. J’écris sur le cinéma parce qu’aujourd’hui tout est un peu borné et spécialisé, mais à vrai dire, on pourrait écrire sur des tas d’objets distincts. Cela devrait être même une sorte d’éthique générale. Pour moi, c’est ça qui est important, que le regard du critique saute d’un objet à l’autre, opère des choix, joue avec cette chose que l’on appelle « l’actualité ».
J . M. : Dans le même temps, certains types de films ne bénéficient pas aujourd’hui de la même attention de la part de la critique. Je pense par exemple aux comédies françaises, alors qu’on peut en dire des choses stimulantes – ce qui a été le cas par le passé. Le traitement de l’actualité dans la plupart des titres obéit au fond à une forme de répartition tacite entre films de festivals, gros films américains attendus, etc.
M. T. : Dans les revues papier, il y a beaucoup de films à traiter pour une place plus réduite.
J . M. : C’est encore un autre problème, est-ce qu’on n’accorde pas tout simplement trop de place à l’actualité de manière générale ?
M. M. : La presse cinéma est animée par des peurs tacites. À chaque époque la sienne : aujourd’hui, c’est celle de rater quelque chose, il faut tout couvrir et s’assurer que l’on n’aurait pas raté un film important. On s’autorise moins, face à l’actualité qui nous arrive, à penser notre propre actualité, c’est-à-dire élire un objet et de tisser quelque chose autour.
Pour un cinéma parlé
M. T. : Il y a une chose qui traverse tous les papiers que j’ai lus de toi, c’est l’attention aux acteurs. Tu as un rapport physique, très concret aux acteurs. Les articles sur Piccoli et Trintignant m’ont énormément marquée, tu parlais du premier comme d’une montagne aux hauteurs vertigineuses et du second comme d’un reptile. C’est comme si l’acteur était un paysage à observer.
M. M. : Oui, il s’agit d’une porte d’entrée que je trouve très forte : l’identification aux acteurs, en essayant de repérer certains comportements récurrents, des façons de se mouvoir, des intonations, etc. Cela ouvre souvent sur quelque chose de très intime, de très intérieur. Il s’agit d’un rapport aux films qui n’est pas évident pour le critique parce que la façon dont s’est construite l’histoire de la critique en France fantasme beaucoup la position du réalisateur. Ce dernier occupe une position de force symbolique. Mais l’acteur, c’est aussi ce qui nous relie au grand public, ce qui dépasse cette espèce d’absolu, posé par les générations critiques précédentes, que l’on appelle la mise en scène, notion au fond indéfinissable et qui en même temps reste une forme d’horizon de ce que les critiques cherchent à toucher quand ils écrivent. L’acteur déplace cet horizon, c’est à la fois plus concret, tout aussi mystérieux, il s’agit presque d’un autre langage. Il y a quelqu’un qui fait cela très bien dans le champ critique actuel, c’est Murielle Joudet, avec ses ouvrages consacrés aux actrices. On sent que c’est par là que son désir passe.
Car ce sont aussi des questions de libido. Ce que j’aime beaucoup chez Piccoli et Trintignant tient à leur côté sombre, illisible, la part maudite de l’expérience humaine qui s’incarne chez eux, mais aussi leur fragilité : tout ce que l’acteur cache en le montrant en même temps. Il y a également tout ce qu’ils renferment, cette sorte de monde intérieur, de masques, d’effets de surfaces qui sont fascinants. D’un point de vue critique, je trouve qu’il est souvent intéressant de se pencher sur ces questions parce que cela « déplace » l’écriture et permet de se confronter à certains problèmes. Il n’y a pas d’habitude possible avec un acteur ; on développe tous des habitudes dans l’écriture, ce qui n’est pas très grave. L’acteur, lui, désarçonne, on est obligé d’utiliser d’autres outils pour le saisir. Les questions techniques sont également intéressantes sur ce point, mais on ne le fait pas assez souvent, la presse s’en désintéresse, malheureusement.
J . M. : Pour rebondir par ailleurs sur la question de Mahaut, il y a un autre aspect intéressant que tu as développé, et que tu théorises même un peu dans ton article sur Malmkrog dans les Cahiers, lorsque tu évoques un partage de l’histoire du cinéma entre films parlés et films racontés. Depuis quelques années, j’ai l’impression que cette question du langage revient de manière récurrente sous ta plume. Tu dessines dans le creux de tes textes un autre horizon de ce que serait le cinéma (ou du moins une partie), envisagé comme un art de la parole et du langage. Ce qui est une thèse pour le moins hérétique.
M. M. : Oui, c’est iconoclaste, contre les images pieuses. Ce qui m’intéresse de plus en plus, ce sont les états de la voix, de la parole, les mots, en somme la part d’écrit du cinéma. Presque sa part radiophonique. Souvent, ce qui me fascine au cinéma, c’est ce que l’on n’a pas quand on lit un livre, c’est-à-dire une voix concrète, avec ses accidents. C’est un peu présent au théâtre, mais pas tant que ça. Au cinéma, ce que je peux trouver de plus beau, c’est souvent la voix d’un acteur, une voix-off, une intonation… Tout cela peut m’électriser.
M. T. : On ressent souvent cela devant les films de Duras, par exemple.
M. M. : Oui bien sûr, ils ont d’ailleurs été une découverte fondamentale. J’aime énormément aussi les films littéraires et une certaine théâtralité au cinéma, ce qui est souvent dénoncé comme un défaut, une impureté. Je vais au théâtre plusieurs fois par mois. Je trouve qu’il y a des choses qui s’inventent dans les façons de raconter, de montrer, pas forcément plus intenses qu’au cinéma, mais qui produisent des émotions radicalement différentes. J’adore le théâtre dans le rapport au texte, cela m’intéresse beaucoup.
J . M. : C’est donc le rapport au texte, plus que l’incursion de la vidéo ou le travail sur le plateau, qui te séduit dans ces liens entre cinéma et théâtre ?
M. M. : Le théâtre, c’est une espèce de mode en ce moment, s’intéresse particulièrement à ce que fait le cinéma, notamment avec des pièces adaptées de films. Au-delà de la question d’essayer d’intégrer l’image sur le plateau, il y a eu des adaptations de La Règle du jeu ou de Shock Corridor. Ce sont des tentatives qui peuvent m’intéresser, mais je ne confonds pas les deux, le cinéma procure des émotions toutes autres et on ne peut pas se passer de la question du plan. Plus que de l’image d’ailleurs, l’image c’est autre chose, c’est un champ beaucoup plus large. Le plan reste une spécificité très forte du cinéma. Mais aujourd’hui, il s’agit d’une question complètement bousculée par le numérique, le plan a muté. Il touche toujours au réel, c’est toujours l’empreinte de quelque chose, mais de façon très différente. Je ne crois d’ailleurs pas au fait que le bazinisme se soit estompé, je pense que le numérique est aussi une empreinte qui s’inscrit dans le plan.
M. T. : Tu en parles d’ailleurs dans ton article sur Vitalina Varela, où la question de l’image numérique est essentielle.
M. M. : Oui exactement, je crois d’ailleurs que ce qui se passe de plus prometteur et de plus vrai en ce moment est lié à cette question. Pour moi, les grands cinéastes contemporains sont ceux qui ont compris ce qui se passe avec l’image numérique. Exemplairement Hong Sang-soo, parce qu’il tourne tout le temps. Il y a des grands cinéastes qui attendent des budgets pendant cinq ou dix ans et qui sont réduits à tourner très peu. Alors qu’à mon avis, Hong Sang-soo a compris que l’émergence des outils numériques permettait d’exercer plus régulièrement son métier de cinéaste. Lui comme d’autres ont saisi que le cinéma s’appauvrissait. Pour tourner désormais des films, il faut tout réduire, se créer des groupes d’amis, d’une dizaine de personnes avec lesquelles on travaille tout le temps. Costa fait la même chose. Ce sont des cinémas diamétralement opposés, aux antipodes, mais qui partagent une intuition commune sur le potentiel du numérique.
J . M. : On va finir par parler de Godard [NDLR : cet entretien a été réalisé avant l’annonce de son décès].
M. M. : Godard, cela remonte aux années 1970, où il commence à travailler la vidéo. Aujourd’hui on se rend compte qu’il y a une aporie, qui est souvent liée à la nostalgie et à la mythification des formes passées, même si je le fais moi-même un petit peu et qu’il peut y avoir une forme de romantisme porteur là-dedans. Le 35mm, c’est une chose qu’il faut comprendre pour bien connaître l’histoire du cinéma et avoir une vision claire, mais de là à investir dans ce format une métaphysique absolue…
J . M.: C’est le cas de beaucoup de cinéastes français, comme Mandico ou Bonello, par exemple, qui parle du numérique comme d’un appauvrissement.
M. M. : Oui et je n’y crois pas du tout. Le cinéma n’est pas réductible à un procédé technique ou à un outil. Il est plus immatériel que cela et il survivra probablement au numérique. Peut-être même aux caméras. C’est pour cette raison que les discours déclinistes, même s’ils ont une grande force de nuisance et d’autodécouragement, demeurent profondément faibles.