Devant une programmation d’une telle densité, il est difficile d’englober l’ensemble. Il n’y avait pas de meilleur guide que Javier Packer-Comyn, directeur artistique de Cinéma du Réel, pour naviguer dans ce dédale de films. Voici donc en sa compagnie un tour d’horizon assez complet, mais pas exhaustif, de cette 32e édition, dans laquelle il sera sans aucun doute passionnant de se plonger.
L’an II après l’an I
La nomination de Javier Packer-Comyn fut plutôt fraîchement accueillie à l’été 2008, on peut dire que le nouveau directeur artistique de Cinéma du Réel était attendu au tournant lors de l’édition 2009. Nous avons donc commencé par un petit retour vers l’an dernier avant de se projeter très vite en direction de la présente édition.
« C’est vrai que l’édition précédente fut satisfaisante, avec notamment cette augmentation de la fréquentation de plus de 33%, ce qui fut en fait surtout un facteur d’angoisse pour nous, avec l’obligation de refuser des gens… On a assisté à une diversification du public, mais en même temps il faut relativiser et ce serait très prétentieux de l’expliquer seulement par notre fait, il y a avant tout une grande diversité de facteurs. En fait, les festivals de documentaires peuvent compter sur une base fidèle, ils ne perdent pas de public, c’est un phénomène qui se retrouve partout. On a aussi bénéficié d’une bonne communication, par exemple avec la diffusion de la bande-annonce dans les salles, puis de bons relais média. »
« Pour la 32e édition comme lors la précédente, on a travaillé de manière très soudée. On s’est remis au boulot très vite, l’idée qui préside est d’amplifier ce qui a été mis en place l’an dernier, c’est notamment le cas avec une compétition “Premiers films”, dotée cette fois d’un prix et d’un jury. C’est quelque chose qui nous tient à cœur, on a senti qu’il y avait un vivier, des écritures, c’est donc un approfondissement de ce qui avait été initié en 2009. Dans le même ordre d’idée, on poursuit aussi le prolongement du festival via la plateforme VOD Universciné, cette fois pendant un mois au lieu des quinze jours de l’an dernier. C’est notre volonté que de rendre les films visibles, de favoriser leur existence au-delà de la durée du festival, car on est aussi conscient de la difficulté d’achat et de distribution des films. Below Sea Level de Gianfranco Risi, grand prix l’an dernier, n’a bénéficié que d’un seul achat par une télévision, en l’occurrence Arte, alors qu’il nous semblait évident que ce film allait sortir en salles. Enfin, devant la hausse de la fréquentation, on a aussi travaillé à un meilleur accueil, notamment en proposant une troisième séance pour tous les films de la compétition. »
Regard sur la compétition
Il est toujours difficile de poser un regard généralisant sur une si large sélection. L’an dernier, le directeur artistique proposait une sorte de colonne vertébrale traversant l’édition : des êtres soumis à des rudes épreuves, mais ceux-ci se relevaient ou se maintenaient, debout et dignes.
« On peut déjà comparer les deux affiches. L’an dernier, un bâtiment s’écroulait. Cette année, on a un personnage qui a retourné une table pour s’en servir d’embarcation, à laquelle est joint un moteur. Il s’agit de se reconstruire, de chercher un cap. Les films n’apportent pas de réponses définitives, ce sont des propositions souvent fragiles et bricolées, des essais, des tentatives individuelles ou collectives, qui parfois cohabitent dans la même œuvre. »
« Il y a beaucoup de tensions à l’intérieur des films, par exemple de la part de Victor Asliuk à propos de la Biélorussie, après son film beaucoup plus contemplatif l’an dernier, Robinsons of Mantsinsaari. Les identités et les héritages sont largement questionnés, souvent après coup et en individualisant, mais parfois on sera aussi très proche des événements, parfois même dedans, dans le collectif également. C’est par exemple le cas de Cet endroit c’est l’Iran qui est constitué d’images anonymes tournées au téléphone portable dans les manifestations de juin 2009 et publiées sur internet au cours de l’été. C’est un film très fort, impressionnant, qui est aussi une manière de faire entrer de nouvelles images et représentations du réel liées aux technologies. C’est toujours le cas, mais plus que jamais, on est face à une très grande variété de propositions, où les cinéastes adaptent leurs écritures et leurs outils aux situations, c’est une tendance très stimulante. »
« On trouvera évidemment les différents jurys, celui des bibliothèques et des jeunes, ce dernier accompagné du réalisateur Cyril Brody. Le jury international est présidé par l’Islandaise Sólveig Anspach, les autres membres sont Sepideh Farsi dont on a vu Téhéran sans autorisation, le cinéaste Michael Gaumnitz, Stefan Majakowski qui dirige le Shadow Festival aux Pays-Bas et Bruno Muel, qui est principalement opérateur, mais qui a aussi signé des films. Quant au jury premiers films, il est composé d’Ana-Isabel Stringberg qui travaille actuellement pour Indie Lisboa et qui fut directrice artistique de Doclisboa de 2004 à 2007, du critique grec Michel Demopoulos et de Marie Voignier, réalisatrice d’Hinterland et du Bruit du canon. »
Regards hors compétition
Avec une « Histoire pratique du pamphlet visuel » dans la section « Exploring documentary », de nombreux films captant des combats, il est certain que sous la direction de Javier Packer-Comyn, le festival n’est pas près de déroger à sa règle d’un art engagé, parfois rageur, ce sera aussi le cas avec la thématique « Music in Motion », une sélection de films autour de la musique rock. Petit tour d’horizon des autres événements hors compétition.
« L’idée est aussi, comme toujours, de faire entrer ceux qui appartiennent à une sorte de patrimoine cinématographique, c’est le cas de Marcel Hanoun dans le cadre d’un atelier. Son film L’Authentique Procès de Carl-Emmanuel Jung est tout simplement un de ceux qui comptent, que je mets parmi les dix plus importants. On est aussi très heureux de pouvoir présenter un atelier, plus modeste, autour du cinéaste palestinien Michel Khleifi, inutile de dire qu’il est capital de bénéficier d’un véritable regard cinématographique, très riche, sur cette terre conflictuelle. »
« Albert Maysles, objet d’une rétrospective, est aussi un des grands noms, une figure marquante, dont les films sont en fait toujours collectifs, presque toujours avec son frère David, mais aussi en compagnie de Charlotte Zwerin, Ellen Hovde, Shirley Clarke ou Don Alan Pennebaker. Albert Maysles part aussi de l’idée, qui peut paraître naïve et datée, que le cinéma est un vecteur de changement, qu’il peut faire évoluer les regards, notamment ceux que l’on porte sur l’autre. C’est par exemple le cas lorsqu’il filme en URSS, avec une très grande humanité, jamais feinte, en se disant qu’en montrant les Soviétiques tels qu’ils sont, c’est à dire en humains, ce serait plus difficile de déclencher une guerre. Si on avait filmé les Irakiens à la manière de Maysles, est-ce qu’il y aurait eu le même conflit ? »
« On a aussi choisi de mettre Xiaolu Guo à l’honneur. Elle a quitté la Chine pour la Grande-Bretagne : quatre ans plus tard, elle écrivait des livres dans un anglais parfait. Elle a une palette incroyable, un véritable phénomène passant de la littérature – romans, essais, poésie souvent entremêlés – à une activité de cinéaste, aussi bien fiction que documentaire. Dans ces nombreux champs, elle se redéfinit sans cesse, élargit ces horizons. Elle a reçu le Léopard d’or au dernier festival de Locarno pour She, a Chinese et continue depuis à voler de projet en projet avec une facilité et une énergie stupéfiantes. On est très heureux puisqu’elle sera présente aux séances et lors d’un atelier avec des lectures et des extraits. »
« Concernant la thématique “Nous deux”, il s’agit donc de binômes, le plus souvent de couples, dont Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard pour les plus connus. Il sera aussi question de Raymonde Carasco et Régis Hébraud, Bénédicte Deswarte et Yann Le Masson, Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian. L’idée n’est pas de tendre à une quelconque typologie, il s’agit plutôt de se mettre à l’écoute d’une relation de travail, des formes de dialogue et de circulation entre deux entités, aboutissant à un troisième corps, un corps de cinéaste. »
Et ce n’est pas tout… D’autres événements auront lieu au cours du festival, en parallèle de ces thématiques et des compétitions. D’abord envisagé sous la forme d’une rétrospective, « Icare cinéaste (ou l’histoire d’un mouvement vertical du regard) » se présentera comme un après-midi de réflexion sur la vue aérienne. Une pratique ancienne, d’abord militaire comme souvent dans l’histoire des techniques cinématographiques, qui a beaucoup évolué et dépasse aujourd’hui le cinéma pour rejoindre la question de l’image ; Google, les satellites, les drones, avec les questions sous-jacentes du virtuel, de la surveillance et de la déshumanisation. Sur ce dernier point, il sera bien entendu question de Home de Yann Arthus-Bertrand, qui risque d’en prendre, à très juste titre, pour son grade… Entre autres aussi, signalons une installation de neuf écrans qui proposera l’intégralité du contenu du magazine « Brut », diffusé sur La Sept/Arte il y a quinze ans. Ce qui permet également de poser la nécessaire question de l’archive dans un contexte d’accélération du flux des images.
C’est tout ? Pas tout à fait… Il ne faut pas oublier les habituelles sections « News from », « Mémoire du Réel », ainsi que les séances spéciales. Difficile donc de faire le tour d’un tel menu, à moins de se démultiplier. Mais ceci n’a rien de décourageant, bien au contraire. Une telle richesse est une invitation à une immersion cinématographique, à une réflexion féconde, à l’invention de mille parcours et trajectoires à l’intérieur de cette programmation aussi foisonnante que cohérente.