L’an dernier, le jury international avait préféré l’écriture moins catégorique de Francesco Rosi (pour le néanmoins très estimable Below Sea Level) à celle de Lee-Ann Schmitt et son formidable California Company Town, chose que nous avions regrettée. Pour cette 32e édition, les deux principaux prix attribués par le jury international présidé par Sólveig Anspach ont couronné deux longs-métrages aussi radicaux qu’admirables et dissemblables ; un duo qui déploie un dispositif a priori très austère concernant 48 de Susana de Sousa Dias (Grand Prix du Cinéma du Réel) et un art du collage assez renversant avec La Bocca del Lupo de Pietro Marcello (Prix International de la SCAM).
Droit de faciès
À en juger par le titre de son film précédent, Natureza Morta – Visages d’une dictature, le dispositif élaboré pour 48 peut être considéré dans la continuité d’une volonté, celle de donner une forme cinématographique à un épisode historique traumatique. Le Grand Prix est visuellement composé de photographies anthropométriques de la police politique portugaise (PIDE : Policia Internacionale e de Defesa do Estado), fer de lance de la dictature de Salazar durant 48 ans, d’où le titre. La première couche du film est donc ce dialogue du spectateur avec ces clichés policiers. Le premier émerge doucement d’un long fondu au noir, de profil ; une figure spectrale venue du passé, l’effet est tout à fait saisissant. Sur ces photos d’un temps révolu se greffent des voix du présent, des voix vieillies, traînantes et hésitantes, parfois étouffées d’émotion. Les locuteurs peuvent aussi être pris d’un très vif emballement de la mémoire pour dire l’ordinaire de la répression d’un régime en guerre contre tout ce qui pouvait ressembler à un ennemi objectif. Ces paroles disent le pouvoir du bourreau sur des corps humiliés, à disposition, les passages à tabac, la torture physique et mentale, des méthodes atrocement universelles : privation de sommeil, électrocution, chantage, brutalités extrêmes…
À partir de cette sécheresse initiale, Susana de Sousa Dias parvient à élaborer une œuvre méditative d’une richesse cinématographique assez stupéfiante. Cela passe par le montage de ces clichés policiers. Leur mise en rapport introduit une étrange idée, pourtant persistante, celle d’un film d’animation en stop motion à un rythme extrêmement ralenti. Chaque photographie est en effet reliée à la suivante par un fondu, au noir, ou enchaîné lorsqu’il s’agit d’une même personne, par exemple en passant du profil au faciès. Sur ce point, il se produit des moments troublants, desquels émergent des sensations contradictoires, à la fois mortifères et remplies de vie. C’est notamment l’exemple d’une personne pour laquelle deux arrestations sont intervenues à quinze ans d’écart. Le montage révèle le travail de l’écoulement du temps tout en faisant quitter l’aspect mortuaire de la fixité à cet être également animé par sa parole du présent : les sévices n’ont pas eu raison d’une force de vie insoupçonnable. Sur le même principe, une autre série montre la transformation physique d’un même homme aux différents stades de son traitement policier, le visage de plus en plus marqué et éprouvé, mais avec au présent un verbe un peu crâne en forme de victoire sur la répression.
Il s’élabore ainsi une grande variété d’associations et de sens à partir de cette articulation entre images fixes et paroles. Cela peut côtoyer l’impossibilité de se souvenir : « c’est moi, mais je ne me souviens pas » dit l’un, « ce n’est pas elle » rétorque la voix d’un fils évoquant le cliché d’une mère que l’on imagine décédée. 48 est en lutte contre l’absence de paroles, de mémoires, d’images ; le métrage s’organise en une entreprise chirurgicale, des points de suture administrés avec un matériau préalable extrêmement pauvre. Dans un geste étonnant, autant par sa radicalité que son efficacité, Susana de Sousa Dias prend acte de la destruction ou de la perte de certains fichiers, y substituant un écran noir constellé de quelques percés lumineuses, laissant paraître un mystérieux paysage composé d’un arbre, d’un chemin, d’une clôture. Le vide laissé par la disparition est total, mais l’absence n’échappe pas à une représentation.
Les clichés et la parole forment un double portrait, celui d’une courageuse jeunesse rebelle ; ceci culmine lorsqu’une inculpée se paie le luxe d’opposer un sourire éclatant, évidemment provocant, à l’appareil photographique policier. « J’étais contente d’être emprisonnée » confie-t-elle, bouclant ainsi un cycle familial d’opposition à la dictature puisque l’on comprend que d’autres membres de sa famille ont subi les foudres de la PIDE ; elle s’est ainsi rendue digne de sa lignée. Se superpose au présent une vieillesse vive, qui s’est relevée, non sans douleur et traumatisme, de même qu’un pays qui a réussi « sa » révolution. Souvent associé au registre comique, le détournement d’image est ici détonnant. En se réappropriant ces clichés de la répression, la cinéaste tente et réussit une formidable entreprise de subversion, qui consiste en cette revanche de voix un temps condamnées au silence. Le rythme et la forme appellent à la méditation, ils permettent à l’esprit de déambuler à travers différents strates d’espaces et de temps de la souffrance et de l’humiliation : des sous-sols de stades d’Amérique latine par exemple, mais aussi les systèmes concentrationnaires, ou encore des caves humides où furent entassés et abattus des résistants aux quatre coins du monde. 48 est un formidable pavé dans la mare de l’oubli, faisant de la mémoire non un devoir, mais un droit.
La belle gueule du loup
Depuis des grottes au bord de l’eau, depuis des tunnels abandonnés avec vue sur la mer, des clochards bricolent, cuisinent, et une voix-off rocailleuse rumine un texte encore flou. La mer a la couleur sombre de l’hiver, les hommes s’enfouissent dans de longs manteaux. De la mer aux rochers et des rochers au port, la caméra rattrape une silhouette furtive qui déambule entre les containers, le long des docks, minuscule entre les écrasantes machineries rouillées.
La Bocca del Lupo, de Pietro Marcello, démarre comme une fiction contemplative : sortie de prison d’un vieux loup des rues, ex-séducteur et bandit sicilien dont on saura bientôt qu’il a vécu davantage enfermé que libre. L’approche de cet homme-là se fait d’abord par sa voix, par la découverte des rues de Gênes, sombres, sales, humides, suantes de vie et belles. Enzo, en prison, a rencontré l’amour, ce qu’il formule en mélangeant passion et machisme. Il parle des cassettes audio reçues et envoyées, des lettres, puis intervient la voix rocailleuse et invisible de sa moitié, longtemps avant qu’on ne les voit ensemble, dans une formidable séquence où chacun fait face à la caméra comme à un miroir, lucide mais fier. Pour raconter cette histoire d’amour absolument romanesque, Pietro Marcello adopte un foisonnement d’images et de textures qui rebondissent et contrebalancent l’imagerie que le spectateur ne peut s’empêcher de développer face à ce récit. Tour à tour polar, film de gangster, drame social, comédie romantique, et toujours baroque, La Bocca del Lupo est peut-être avec 48 le film le plus maîtrisé, le plus pensé de la sélection. Rarement – et l’on y reviendra constamment dans le compte-rendu – la cohérence entre un sujet et son traitement n’aura été aussi grande.
Enzo est un personnage qui « marche » forcément. Tendre et violent, malin, gouailleur d’un temps et d’une pensée si décalés qu’il devient drôle, il a aussi tout d’un perdant : vendeur de fruits des rues à la fin de sa vie. Le piège était d’éviter de jeter un tel personnage en pâture à la salle, de n’en montrer que les facettes aguicheuses. Mais Pietro Marcello semble n’avoir jamais fixé d’autre horizon à son film que le respect, et c’est aussi ce qui propulse La Bocca del Lupo bien au-delà d’une petite réussite, d’un film de sujet.
Loin de vouloir reconstituer la mémoire de cet homme, Marcello préfère l’incarner avec des extraits de fictions, forcément illustratives mais qui par leur usage se révèlent comme telles et permettent une distance entre mémoire, récit et histoire. Traverseront également La Bocca del Lupo de nombreuses photos et extraits d’archives, dans un ton général de couleur jaune et noir, allant parfois chercher vers une improbable palette entre violet et magenta, étalonnage puissant qui unifie les images parce que le récit et la voix d’Enzo sont eux aussi unifiés par sa vision de son histoire. Et en parallèle défilent 50 ans d’une ville portuaire ; évolution des navires, démolitions, reconstructions, réimplantations des usines, des machines de rêve ou d’aliénation, jusqu’à ce présent où les regards en arrière n’ont rien de mélancolique, parce qu’ils n’oublient jamais d’envisager leur avenir, avec autant d’assurance qu’à leur vingt ans.