Les Beatles, Les Rolling Stones, Bob Dylan : ce n’est pas un hasard si nombre de grandes stars ont été immortalisées par le documentaire américain. La musique, les icônes qu’elle a créées, les phénomènes de masse qu’elle a engendrés, le bruit et la fureur qu’elle a véhiculés, sont autant de témoins d’une époque, de ses goûts, et de ses valeurs. Nécessité de trouver des solutions pour filmer à l’improviste, dans le feu de l’action, volonté de trouver des formes visuelles adaptées à la modernité acoustique, ou encore désir de rendre compte de la dimension politique de la musique sont autant de thèmes qui se dessinent dans la rétrospective « Music in Motion ». Seize films qui dressent un panorama de la rencontre entre musique et cinéma des États-Unis des années 1960 à une « French Touch » toute actuelle. Parallèlement, le Festival consacre une rétrospective à Albert Maysles, l’une des chevilles ouvrières du cinéma direct, cette forme de documentaire qui, dans les années 1960, a su plier les innovations techniques du cinéma à un désir profond de filmer un monde en pleine mutation. Quatorze films sélectionnés dans la carrière de cet auteur prolifique retracent les grands questionnements des films qu’il a réalisés seul ou accompagné.
Albert Maysles, la création au pluriel
Dans le sillage de Robert Drew, l’opérateur va s’employer à fonder une « forme de journalisme audiovisuel […], qui raconterait et représenterait la réalité au travers de l’image, et offrirait au public un instrument “direct” de lecture du monde. » Prenant en charge l’image tandis que son frère David assurait la prise de son, Albert Maysles co-signa des films avec Charlotte Zwerin, D.A. Pennebaker ou encore Shirley Clarke. La pratique du travail en équipe, en étroite collaboration avec d’autres cinéastes, témoigne d’une perpétuelle remise en question des formes existantes, mais aussi d’une faculté d’adaptation nécessaire au désir de traiter de façon nouvelle des sujets inédits. Se tenir toujours prêt à improviser au sein d’un groupe : la technique du documentaire de ces années-là semble a posteriori se rapprocher presque autant de la pratique musicale que du journalisme.
Le « désir global et profond de raconter la réalité humaine d’une manière nouvelle » a conduit le cinéma direct à filmer au présent, à opérer une plongée dans le monde, afin de scruter les différentes couches qui constituent le peuple américain, de partir à la rencontre d’un réel composite. Comme les vendeurs de bibles de Salesman (1968), Maysles et sa bande font du porte à porte, entrent dans les foyers, pour dresser le portrait de groupe d’une époque. Au-delà du peuple des anonymes, les figures de marginales (les Beale, tante et cousine de Jackie Kennedy dans Grey Gardens, 1973), ou les idoles de l’ère du temps (Meet Marlon Brando, 1966; Salvador Dali dans Dali’s Fantastic Dream, 1966 ou The Beatles dans What’s Happening !, 1964), dessinent, en mosaïque, le visage de l’Amérique.
Certes, le cinéma documentaire put se libérer de ses carcans grâce à l’allégement des caméras et des magnétophones, à la possibilité nouvelle de leur synchronisme, grâce enfin à la sensibilité accrue de la pellicule rendant les éclairages superflus. Mais, loin de se contenter des facilités conférées par ces nouveautés techniques, Albert Maysles, pour porter un regard neuf sur le monde, commence par questionner la nature des images qu’il fabrique. À l’instar de Truman Capote (With Love from Truman, 1966) qui, à l’occasion de la sortie de son roman De sang froid, analyse la forme mi-documentaire, mi-fictionnelle qu’il a adaptée au traitement du fait divers qu’il raconte, le cinéaste donne une tournure réflexive à ses films qui donnent à penser les images en elles-mêmes, autant que ceux qu’elles donnent à voir.
C’est par l’emboîtement des regards que Maysles interroge encore et toujours l’image de l’Amérique qui se forge devant sa caméra de film en film. Ce n’est pas Marlon Brando au naturel que nous découvrons, mais son personnage public lors d’une tournée promotionnelle pour le film Morituri, que les journalistes avouent les uns après les autres n’avoir pas vu. De même, Capote est filmé répondant aux questions d’une journaliste de Newsweek, les familles irlandaises sont vues à travers les yeux des vendeurs en porte à porte, et la société américaine qui s’expose en grande pompe est vue à travers le regard des moscovites (Opening in Moscow, 1959). Cette rétrospective sélective donne l’occasion de vérifier qu’être en prise directe avec le monde n’est pas contradictoire, pour Maysles, avec le fait de porter sur lui un regard critique et distancié.
Music in Motion
Pourquoi filme-t-on la musique ? De plus en plus pour « archive ». L’archive, pour la prendre à rebrousse poil (ses qualités sont évidentes), pousse à la captation du maximum, elle éloigne de la mise en scène, et même, pourrait-elle devenir un prétexte, voire une obsession ? Il en sera question durant le festival lors de la rencontre professionnelle « Main basse sur les archives ? », il en sera question de toute façon puisque le documentaire, aussi impertinent face à la réalité, riche et conceptuel soit-il, est par l’image inséparable de l’archive, du moins tant que les scènes restent finalement de pures gravures de l’existant. C’est encore majoritairement le cas.
Pourquoi regarde-t-on de la musique filmée ? Nostalgie ? Fétichisme ? Difficile de se satisfaire de la restitution des performances car les attentions du public sont forcément contrariées par le regard d’un opérateur, qu’il s’agisse d’une mise en scène forte qui cible des mouvements, s’aligne sur certains pics rythmiques, ou d’une captation générale de la scène qui laisse le regard du spectateur libre mais le frustre de n’être pas au concert sans pour autant profiter de l’ubiquité qu’offre le cinéma.
L’intelligence de « Music in Motion », programmation dévouée à la musique rock des années 1960 à nos jours, est de ne pas simplement offrir aux fans l’occasion de se regrouper devant leur groupe mais de forcer les mélanges et surtout questionner la captation du son, ainsi que de l’esprit rock. Point commun à tous ces films : la singularité des approches, ici le premier mouvement vers la musique.
Films politiques
L’horizon politique est indépassable compte tenu des artistes et des publics des années 1970, une époque qui donne rétrospectivement l’impression d’un engagement général fort, exprimé de façons variées, bien loin de l’image actuelle d’une prise de parti plutôt molle. Sans doute le temps a-t-il forcé les traits mais à revoir Woodstock (Michael Wadleigh, 1970) ou Wattstax (Mel Stuart, 1974), le concert organisé en août 1972 par le Label Stax Records en commémoration des émeutes de Watts, à Los Angeles, impossible de s’en couper, quitte à ce que les films eux-mêmes, parfois jusque dans leur justesse, construisent par leur distance une inévitable imagerie.
Les frères Maysles, fidèles au cinéma direct, enregistrent la société vivre dans de grandes scènes qui se construisent dans leur durée, par le sens ou la narration des dialogues. What’s Happening ! The Beatles in the USA (version director’s cut) (Susan Fromke, Kathy Dougherty, Albert et David Maysles, 1964) montre l’arrivée des célèbres musiciens de l’autre côté de l’Atlantique en février 1964. Les prestations publiques sont évitées, les Beatles que l’on voit sont en voiture, dans des couloirs, des chambres d’hôtel, s’écoutent à la radio après des interviews… What’s Happening n’a rien du film people, il interroge justement cette notion avant qu’elle ne devienne dévorante. Impressionnant, dès que l’espace permet à la foule de s’approcher, de constater le son strident, croissant, de l’hystérie collective, le pas de course des journalistes aux visages appareils photos, aux mains micros, mais qui parfois en privé récupèrent un peu d’individualité face à la simplicité des quatre garçons. C’est que justement, devant ces flux humains, les Beatles restent d’un naturel désarmant. Simples, vifs et malins mais surtout sages, ils tranchent bien sûr avec ceux qu’on aime à leur opposer : The Rollings Stones. À revoir Cocksucker Blues (Robert Frank, 1972, hélas non montré durant le festival) où le groupe est principalement filmé entre les concerts, au fil des hôtels et sur les trajets (inoubliable vol privé du groupe, alcool et drogue à flot, sexe sur les canapés, partenaires insaisissables et joyeuse ronde endiablée), les deux monstres du rock tiennent leur rôle respectif. Mais le point commun – plutôt angoissant – est l’omniprésence des sollicitations, particulièrement dans le film des Maysles. Au-delà d’un document sur les Beatles, il montre des médias boulimiques, chaque support en entraînant un autre, pour faire du groupe d’abord, de chacun de ses membres ensuite, un événement. Jusqu’à ce qui n’est pas visible dans le film mais qu’il annonce déjà : la fétichisation de l’artiste jusqu’à l’écrasement. D’où la justesse du titre : les garçons participent d’un long happening, une tornade qui les dépasse, qui se distingue mal du chatoiement des concerts. L’ombre de Warhol n’est pas loin.
De la même époque, les films de Peter Whitehead font revivre d’immenses groupes en pleine gloire (Led Zeppelin Live at the Royal Albert Hall, 1970) ou encore en développement : Pink Floyd London ’66-67, dans lequel des tentatives formelles intrigantes et une attention au public alternent avec le jeu des musiciens. Une belle version de Interstellar Overdrive en prime, où Mason produit déjà la pâte rythmique unique du groupe, avec encore Syd Barrett qui explore les possibilités sonores de sa guitare.
Tous en scène
L’attention au public, sous diverses formes, est aussi largement mise en valeur dans « Music in Motion ». C’est que les concerts, plus encore les festivals, sont toujours un document révélateurs des époques dans lesquelles ils prennent place. Face à la scène, les mouvements de foule sont décontextualisés par Ben Russell dans Black and White Trypps Number Three (2007) à l’occasion d’un concert de Lightning Bolt. Des visages et des corps, seulement éclairés par ce qui semble l’étroit faisceau d’une lampe de poche, s’animent au son quasi industriel du groupe. Difficile de dire si les images sont ralenties ou modifiées, si le son est synchronisé avec la danse, si les jeunes filmés sont du côté de la souffrance ou de la jouissance. Mais plus encore que si le spectateur vivait ces instants dans la fosse surpeuplée, il cumule par l’ensemble du dispositif filmique une diversité de sensations éprouvantes. Images au « cadre » oppressant (il se produit un effet Rec) où chacun semble traversé mentalement et physiquement tout à la fois par l’abandon à la musique, la lutte, la douleur, l’excitation, les effets de divers contacts et odeurs, substances, notamment sonores. Le film de Ben Russell est exceptionnel car il montre une transe sans pousser le spectateur à y participer, en gardant l’analyse au stade riche de pistes variées, prêtes à être creusées, dans une cohabitation rare entre sensations et réflexion.
D’autres points de vue se basent sur l’esprit de rébellion du rock, comme un journal en forme de collages (Girlpower, Sadie Benning, 1992), de même les histoires de grands groupes (The Filth and the Fury, Julien Temple, 2000, sur les Sex Pistols), des clips et des films aux rendus plus ou moins expérimentaux. À noter également deux séances « French touch », et un essai de Romuald Karmakar sur le DJ Ricardo Villalobos, que nous n’avons pu voir mais dont l’ambition d’embrasser une pratique, son vécu, sa transmission et sa réception devrait largement suffire à intriguer les festivaliers.