C’est peu dire qu’on avait beaucoup aimé les deux premiers longs-métrages d’Albert Serra. Honor de Cavalleria et Le Chant des oiseaux étaient portés par une résistance audacieuse aux conventions, un primitivisme sensible miraculeux. Chacun de ces films était vécu comme une expérience de rédemption de la réalité matérielle et des puissances de l’image cinématographique. Histoire de ma mort est plutôt une épreuve, celle de l’ennui et de la déception.
Le titre du troisième long-métrage de Serra, Histoire de ma mort, résonne d’ironie. Quelle histoire ? On connaît le peu d’appétence du cinéaste catalan pour la narration, congédiée par une délicate succession d’états. Depuis Honor de Cavalleria, Serra s’attaque aux grands mythes de la culture occidentale pour en épurer le récit et n’en retenir que l’intensité philosophique ou métaphysique logée au creux de ses ellipses. Après Don Quichotte et les Rois Mages, le réalisateur adapte les mémoires de Casanova, Histoire de ma vie, pour opérer avec avec l’insolente ambition qui le caractérise un glissement crépusculaire. Le film se meut (trèèèès) lentement de la vie à la mort, de la sensualité du XVIIIe siècle aux ténèbres du XIXe, d’une séduction à une autre, incarnées par deux figures : le Vénitien Casanova et le comte Dracula. Comme dans ces précédents longs-métrages, c’est le déplacement physique qui nourrit l’enjeu du film, ici le passage de la jouissance à la corruption. Serra filme le voyage du château suisse vers les terres obscures des Carpates en de longs plans dont la fixité appuie la picturalité granuleuse des images, éclairées de chandelles ou des lueurs rubescentes du soleil. La bouffonnerie goinfre de la première partie, consacrée au libertinage du vieux Giacomo, intrigue, subjugue parfois par la délicatesse de ses dialogues, agace souvent, comme dans cette pénible scène où Casanova défèque en ricanant.
Mais le film se met à divaguer dès qu’il prend la route, alors même que le voyage rendait à l’Hidalgo de Cervantès et aux Rois Mages une inscription inédite et passionnante dans la matière du monde et de l’image. Serra abandonne son spectateur sur le bas-côté de la route vers l’ésotérisme ténébreux, ponctuée de quelques balises (la vitre cassée pendant l’acte sexuel, la mise à mort d’un bovin) qui ne parviendront pas à nous sortir de l’ennui. On n’identifie pas vraiment les personnages, on ne saisit pas les enjeux, on ne comprend pas, surtout, l’articulation des plans, ce qui motive la coupe. Histoire de ma mort ressemble trop souvent à une installation d’art contemporain, uniquement saisissable par le texte qui la précède et l’explique, comme si l’image ne suffisait plus, annihilant alors les puissances du plan. Il est vrai que Serra déborde. Le débordement constitue même le moteur du cinéma serrien. Les figures débordent sans cesse les cadres figés, le sang se répand, le film se fait libertin, éclatant les convenances, les films s’exposent au Centre Pompidou.
Cependant, à force d’affirmer son refus des conventions de forme et de fond, l’acte de résistance se mue dangereusement en mépris de mauvaise foi. Un autre glissement s’opère ici, qui dérape du dandysme revendiqué du réalisateur à un snobisme dégueulasse. Qu’est-ce que c’est « dégueulasse » ? C’est, disait Frodon, lorsqu’on tétanise un certain cinéma sous l’infâme label de « film de festival », parce qu’elle le marginalise, l’enferme dans un académisme d’auteur, repoussant l’audace dans une caste élitiste. Le snobisme du dernier film de Serra, récompensé du Léopard d’or au dernier festival de Locarno, tient en sa revendication de cet infâme label. Son hermétisme le transforme moins en film de festival qu’en sa caricature. Car, il faut l’admettre, Histoire de ma mort s’échine à repousser toutes les normes alors même qu’il exacerbe tout ce qui tend à alimenter les stéréotypes de l’académisme labellisé art et essai : plan long et fixe, rejet de la narration, bannissement de l’acteur, confusion entre l’épure et le rien. Un rien que ces précédents films emplissaient pourtant de milliers de bruissements sensibles, mais qui tourne ici à vide. Dans un texte dégoulinant de morgue mégalomane publié dans le dernier Sofilm (je ne dirige ni les acteurs, tous complètement débiles, ni l’équipe technique, donc je ne vois pas qui d’autre que Dieu fait le film…), Serra ne se cache même plus de faire des films de festival. Pourquoi ? Parce que là est le « beau public ». Sinon, ce n’est qu’« un film dépressif projeté à un public dépressif, le tout dans une salle poussiéreuse ». Alors, vous reprendrez bien un peu de Prozac avant d’oser affronter le dernier film de Dieu ?