La sortie en salles des Trois Sœurs du Yunnan, une rétrospective au Centre Pompidou, une exposition de votre travail de photographe ainsi que « Cinéastes en correspondance » (avec Jaime Rosales) dans ce même lieu : vous jouissez d’une indéniable reconnaissance internationale ; je souhaitais vous demander quel est votre statut en Chine.
J’ai très peu de contacts et d’échanges avec les cinéastes chinois, ceci pour deux raisons. D’abord mes films ne sont pas visibles en Chine, et ils ne peuvent pas l’être. Ensuite je tourne à ma façon, dans une totale indépendance, c’est-à-dire de façon très solitaire, ceci crée une certaine distance avec les autres cinéastes. Bien que vivant dans mon pays, je suis plus ou moins isolé des autres.
Découvrir votre travail photographique, c’est mesurer une distance avec votre geste cinématographique. Ce qui est assez logique tant vos films travaillent la continuité et les durées, l’image fixe ne peut être de même. Mais on note un tout autre rapport entre votre cinéma – une image plutôt crue et brute – et vos photographies plus soucieuse d’une plasticité, avec notamment l’usage du noir et blanc. Autre constat, vous êtes un cinéaste du numérique… et un photographe de l’argentique.
D’abord la photographie est ma formation première, et ainsi une pratique précédant le cinéma. Et c’est assez émouvant pour moi de voir ce travail exposé car ces photos retracent une trajectoire de 17 ou 18 ans. Il y a donc une relation intime, avec mon passé, aussi un parcours lié à certains de mes films : L’Homme sans nom (cf. ci-dessus) et Le Fossé. Mais aussi une série autour d’un garçon du Yunnan vivant avec son père. Tout ceci correspond aussi avec des phases ou des événements marquants de mon existence. C’est une manière de dévoiler un autre pan de ma vie, parallèlement à mes films, avec cette capacité particulière de la photo à immortaliser, à figer le temps. Je pense qu’aussi qu’il y a dans la photographie quelque chose de plus simple, de plus rationnel et matériel. Concernant l’argentique ou le numérique, c’est surtout une question de circonstances. J’ai été formé à la photographie au temps de la pellicule, et quand je suis entré à l’Institut cinématographique, je suis tombé en plein dans l’avènement du numérique. Et c’était aussi une question de moyen ; j’ai saisi ce moment, concernant la photo, j’ai souhaité retourner à un autre temps.
On dit souvent que les cinéastes, peut-être particulièrement dans le documentaire, font un portrait plus ou moins détourné d’eux-mêmes à travers les autres – ceux qu’ils filment. Est-ce qu’il y a dans Les Trois Sœurs du Yunnan quelque chose de cet ordre ?
Ce n’est pas un autoportrait au premier degré, mais lorsque l’on observe les gens et leur réalité, un lien se fait avec moi-même, ma vie, mes propres problèmes. Concernant ce dernier film, il est vrai que j’ai grandi dans un petit village du fin fond de la Chine, mais la situation était tout de même différente puisque j’ai passé mon enfance sur les rives du fleuve jaune dans la province septentrionale du Shaanxi. Cependant je fus aussi un petit gamin du village, ma famille travaillait la terre et je gardais des porcs ou des moutons comme les fillettes du film. La différence est grande cependant, j’ai toujours eu des adultes autour de moi. J’étais loin de la situation des trois sœurs dont la mère est partie depuis longtemps et le père travaille en ville, ce qui implique un véritable rapport à la survie, qui ne fut pas mon cas.
Cette situation familiale éclatée n’est évidemment pas le fait des enfants, ni même des adultes. Par exemple la mère est partie car il y avait la pression de la famille voulant une progéniture masculine, et les parents du mari ont considéré qu’elle n’était pas capable de donner naissance à un garçon. Pression familiale venant aussi de la politique de l’enfant unique, donc tout ceci participe d’un mouvement général de la société chinoise. Les relations entre les époux se sont fortement tendues pour ces raisons, la mère est autant partie qu’elle a été abandonnée par la famille. Quant au père, il s’agit d’une raison économique, qui est partagée par bon nombre. Il y a eu en Chine un mouvement violent de basculement de la vie familiale traditionnelle – qui fut un pilier de la société – à de telles situations. Ce n’est donc pas un cas isolé, d’ailleurs dans le film il y a aussi un garçon qui vit dans la même configuration : une mère partie et un père à la ville.
Dans votre cinéma, on note un fort attachement à la réalité, une volonté de fidélité, mais aussi une multitude de genres cinématographiques qui viennent se glisser. Ici certains codes du mélodrame…
Partant de la matière du réel, je ne cherche pas à faire entrer mes films dans telle ou telle case. Ici je me suis basé sur la situation : la plus âgée des trois sœurs jouant le rôle des parents qui ne sont pas là. Ceci contient en effet davantage une dimension mélodramatique par rapport à mes autres films.
Il me semble que c’est votre film qui travaille le plus une dimension émotionnelle, notamment pour le spectateur, une émotion qui est peut-être celle que vous transmettez vous-même.
Oui… Et il est vrai que pour chaque personne ou situation, vous attachez une importance particulière et différente.
En relation à un article écrit lors de la présentation du film à Venise, j’avais reçu le courriel d’une lectrice totalement bouleversée à la découverte du film à l’occasion de la diffusion de sa version télévision sur Arte, me demandant si l’on pouvait aider ces enfants…
D’une certaine manière, en rendant ces enfants visibles en les filmant, en mon nom, j’espère les aider. Mais si je les aide au nom des spectateurs, je risque de faire l’objet de pressions de la part des autorités chinoises.
Au générique on voit que vous n’êtes pas le seul opérateur du film (Huang Wenhai et Li Peifeng sont crédités au générique). Je sais que c’est lié à des soucis de santé, mais il est intéressant que l’on ne sent aucune hétérogénéité dans le filmage. Pouvez-vous évoquer la façon dont s’est déroulé le tournage en ce sens ?
Les conditions de tournage étaient extrêmes car elles se déroulaient en haute montagne, à plus de 3000 mètres. Il a donc fallu partager en raison de la grande fatigue éprouvée. Je n’ai pas pu m’occuper de certaines parties dans la montagne et de la fin du tournage – ce qui correspond environ aux vingt dernières minutes du film – , mais j’ai quant à moi filmé tout ce qui se déroule dans la maison ou dans les alentours. Dans cette sorte de relais, nous avons beaucoup échangé sur le filmage afin de conserver une unité et une fluidité.
Le film est très structuré d’un point de vue spatial, sous une forme concentrique (avec quelques exceptions comme la scène chez le maire) : la maison, les environs de celle-ci, le pâturage dans les montagnes et au-delà. Était-ce le cas dès le tournage ou bien est-ce au montage que cette organisation spatiale est apparue ?
Le tournage appréhendait davantage la dimension collective du village, elle a été peu conservée puisque le montage s’est recentré sur les trois sœurs. Concernant la structure, j’aime élargir le champ et varier les échelles.
Les plans de ces petites silhouettes dans les montagnes battues par les vents sont très marquants… Vous vous attachez à des personnages mais vos films portent aussi sur des lieux.
J’ai tourné moi-même ces séquences. Dans la première partie du film, on est plutôt dans des espaces confinés, aussi parce que Yingying s’occupe de ses deux sœurs. Mais après le départ de ces dernières à la ville avec leur père, sa solitude se renforce, la seule personne de son entourage est son grand père – avec, tout de même aussi ses copains du village. Ce sentiment d’isolement m’a conduit à représenter la situation de cette façon, en accentuant sa solitude en la mettant en relation avec la puissance dramatique de la nature et des grands espaces.
De film en film, vous vous mettez en présence de situations extrêmes où se posent les question de la déchéance, de la survie, mais il me semble que votre questionnement est au contraire celui du maintien de la dignité, comment on se rattache malgré tout à la communauté humaine.
Il y a une double dimension à ce propos : les efforts déployés par les personnages pour leur survie, mais aussi, en creux, les miens, en tant que cinéastes, pour me mettre dans leurs pas.
Autre chose me marque dans vos films : une attirance voire une fascination pour l’obscurité, ce qui donne une dimension souvent fantastique aux films.
Je filme des fragments, des étincelles dans des existences. Exprimé cinématographiquement, cela devient plus abstrait que la vie réelle. J’ai une formation technique, pour l’image et la lumière, je ne fais pas mes films de façon hasardeuse. Je ne dis pas ça pour être arrogant, mais lorsque j’entre dans une narration cinématographique, je suis conscient de l’interaction entre une lumière et un public, que ceci va provoquer quelque chose. Cette lumière, ou son absence, va représenter des indicateurs atmosphériques et émotifs.
Il y a un film où vous allumez vous-même la lumière, dans Fengming, chronique d’une femme chinoise…
C’est d’une certaine manière assez représentatif de ma démarche… La première fois que je me suis rendu chez Fengming, ma première impression a été l’obscurité, même en pleine journée. Cette personne âgée vivait seule, mais au-delà de la solitude, dans sa façon d’être enfermée dans le passé et la tristesse, elle avait quelque chose de spectral. Dans sa mémoire aussi, comme imprégnée du questionnement de savoir pourquoi les choses se sont passées ainsi. C’est quelque chose de que j’ai souhaité saisir au tournage, cette aura désespérée.
Ce geste si simple d’allumer la lumière alors que la nuit tombe, que l’obscurité s’empare de l’image, est profondément bouleversant. Puis il y a quelque chose, d’une certaine façon, d’assez drôle, si on peut dire, dans cette intervention de votre part.
Madame Fengming a aujourd’hui plus de 80 ans, elle parvient au bout de sa vie. Quand nous tournons un film, on pense au spectateur, mais ici c’était surtout en raison d’une émotion profonde qui s’est établie entre elle et moi. Cette émotion était véritablement le fondement de ma volonté de faire ce film. Et, dans un second temps, de la faire partager ensuite à un public, mais c’est vraiment un film que j’ai fait pour moi.
Est-ce qu’il y a des choses que vous filmez et que vous ne mettez pas au montage, parce qu’il n’y aurait pas cette bonne distance, que la relation au personnage ou à la situation ne vous semble pas satisfaisante ?
Il y a deux films qui n’ont pas abouti. Par exemple L’Argent du charbon (2009), tourné pour Arte ; j’avais accumulé beaucoup de rushes pour une durée de seulement 52 minutes. Mais je n’ai pas monté ce matériau supplémentaire à disposition car je me suis rendu compte que j’étais trop proche, que je n’avais pas trouvé la bonne distance ni su englober l’espace du film que je voulais faire. Je n’ai pas su saisir l’essence de la situation. L’histoire se déroulait avec pour cadre des montagnes regorgeant de charbon, ces montagnes étant creusées et déplacées ! Elles sont peuplées de travailleurs venant des quatre coins de la Chine occupés à creuser, des êtres dégageant une grande étrangeté, ayant une dimension presque animale. Et je ne suis parvenu ni à capter ni à exprimer ceci. Je suis en train d’examiner la possibilité d’y retourner, en espérant aboutir cette fois.
Le second cas est lié au tournage qui a abouti aux Trois Sœurs du Yunnan, pendant lequel je me suis aussi fixé sur l’école, où nous avons accumulé beaucoup de matériau. Cela a à voir avec des raisons physiques puisque je ne peux pas me rendre à plus de 2500 mètres d’altitude, aussi parce que l’histoire n’est pas finie… J’ai essayé de piloter des opérateurs depuis la vallée, mais ça n’était pas très réussi…
On évoque à juste titre votre qualité de présence, de relation et de distance avec vos personnages. J’aurais plus envie que vous nous parliez de ce que l’on pourrait appeler le « hors film », lorsque vous ne tournez pas, qu’en est-il de cette relation lorsque votre caméra n’est pas allumée ?
Nous avons des relations intimes, nous passons du temps ensemble, nous parlons et rions – par exemple avec les trois sœurs. Je ne tourne des films qu’avec des personnes avec qui j’ai pu établir ce genre de lien, sans quoi, pour moi, il n’y a pas de film possible. Concernant mon nouveau film ‘Til Madness Do Us Part (ci-dessus), je suis resté trois mois dans cet hôpital psychiatrique, malgré la particularité de la situation, des relations se sont créées ? Il y a aussi eu des blocages, dans ce dernier cas, je ne me fais pas insistant. Mais quand il y a une volonté mutuelle de communiquer, les barrières tombent et le film devient possible.