C’est une scène charnière de Memoria : dans une salle de mixage, une herboriste, Jessica (Tilda Swinton), échange avec Hernan (Juan Pablo Urrego), un mixeur son avec lequel elle tente de retrouver la tonalité exacte d’une détonation qui la tourmente. D’abord assise derrière lui, elle rejoint le jeune homme en se plaçant dans le prolongement d’une ligne verticale à l’arrière-plan (le coin du studio). À mesure que les deux personnages se rapprochent du son recherché, elle se décale légèrement, traversant la frontière entre deux strates, pour devenir le corps par lequel deux univers entrent en contact afin de communiquer. Au moins par deux fois, elle restera dans un entre-deux, à la bordure d’une pièce : au moment de demander à trois ingénieurs du son où est passé Hernan ; ou lorsque, dans le même bâtiment, elle écoute un groupe de musique sans rentrer tout à fait dans la salle. Jessica se situe ainsi à la racine d’un réseau de lignes et de membranes, dans un monde stratifié, à la géométrie hantée par ce qui gronde sous la surface des apparences – un « bang » frappe à la porte du réel, et menace de le percer dans la profondeur (comme dans cette scène où Jessica rencontre le personnage interprété par Jeanne Balibar, qui ouvre une porte, avant qu’un raccord ne montre ensuite un couloir en forme de long tunnel). Travaillant à mettre en scène les brèches qui se creusent par le surgissement, tantôt soudain, tantôt progressif, de l’inconnu, Apichatpong Weerasethakul signe avec Memoria son film le plus ouvertement fantastique. Un horizon, dans le sillage du cinéma de M. Night Shyamalan (période Signes et Phénomènes), qui s’incarne notamment par une vibrante détonation (le récit, inquiétant, recèle de sursauts horrifiques, assez loin de la douceur qui caractérise les précédents films du metteur en scène), mais qui sonne aussi comme une évidence au regard de ce que travaille son cinéma depuis ses débuts.
Son œuvre, consacrée à la coexistence du visible et de l’invisible, a toujours avancé sur cette fine ligne où se rencontrent vivants et morts, passé et présent, rêve et réalité, à l’image des traditions animistes d’Asie du Sud-Est, qui offrent dans le réel une place à celles et ceux qui ne sont plus, ou pas vraiment là (cf. la scène, fondamentale, du dîner familial dans Oncle Boonmee). Dans cette perspective, on pouvait légitimement craindre que le déracinement de Weerasethakul en Colombie, son premier casting international (Tilda Swinton et Jeanne Balibar) ou encore son passage à l’anglais, n’entrent en conflit avec une filmographie hantée par les fantômes, les mythes et les modes de vie de son pays natal. Il n’en est rien, bien au contraire : tout en rejouant le trajet de ses premiers longs-métrages (de la ville à la jungle, comme dans Blissfully Yours ou Tropical Malady), Memoria s’impose comme l’un de ses films les plus avant-gardistes. Sans rien sacrifier de ce qui fait la chair de son cinéma, Weerasethakul creuse ses thématiques (l’ouverture au monde, les rêveries, la quête de sens) et ses motifs (l’hôpital, la grotte, la forêt), et plus encore continue de sculpter patiemment sa forme tout en la renouvelant. La principale nouveauté de Memoria se joue, comme on l’a dit, dans la bande-son. La détonation au centre du récit, qui hante Jessica à plusieurs reprises, ajoute une autre dimension à son travail, en cela que les pistes sonores, constituées d’une multitude de strates, entrent en résonance les unes avec les autres, jusqu’à dialoguer avec les images. Superbe idée, par exemple, que de désigner au début du récit les courbes sonores modélisées sur un écran d’ordinateur comme des montagnes, puis de filmer plus tard le personnage de Tilda Swinton au volant d’une voiture, avec à l’arrière-plan des collines dont le tracé évoque celui d’un sonagramme. Une infusion du son dans l’image, synthétisée lors d’un plan au milieu du film, peut-être l’un des plus beaux de Memoria : après avoir perdu le jeune mixeur avec lequel elle œuvrait à reconstituer le bruit qui la poursuit, Jessica contemple une vitre isolant un petit fragment de terre, tandis qu’à l’arrière plan se dessine, dans l’ombre projetée sur le mur du fond, la forme d’un pic sonore terminant sa trajectoire sur le visage de l’actrice.
Mémoire vive
Oscillant entre des pics horrifiques et des scènes méditatives en guise de vallées, Memoria est à l’image de ses ondes. Rarement nous avons pu être témoins d’un film aussi rigoureux dans son rythme et dans le déploiement de sa temporalité. Weerasethakul parvient à chaque fois à trouver le juste tempo, étirant les plans jusqu’à un point limite, lorsque le spectateur atteint lui-même la frontière entre l’éveil et le sommeil, dans cette zone liminale où surgissent les hallucinations. Il en va ainsi de cette scène où Jessica fait la rencontre d’un personnage vivant à la lisière de la jungle colombienne. Au gré de quelques plans longs, ce dernier s’endort aux côtés de l’herboriste. Les deux corps s’enracinent petit à petit, et épousent le calme de la nature luxuriante qui se déploie tout autour d’eux. La scène produit une stase temporelle, un rêve éveillé d’une beauté plastique hallucinante, qui éclaire de surcroît le cheminement de l’intrigue : en s’endormant dans l’herbe, le personnage aux côtés de Jessica fait corps avec son environnement, et invite sa partenaire à écouter ce qui l’entoure (le bruit du vent sur les feuilles, l’écoulement d’un petit ruisseau, les insectes et les oiseaux, etc.), en d’autres termes à devenir elle-même une voie de passage, la balise d’un flux radiophonique.
Sommet émotionnel du film, la séquence suivante vient quant à elle prolonger la fin de Cemetery of Splendour, où deux personnages visitaient, dans un parc, un palais imperceptible à l’œil nu. Main dans la main, Jessica et son compagnon écoutent ensemble les murmures du monde, au carrefour de différentes localités et temporalités, avant que ne se manifeste une forme d’altérité radicale, dans un plan qui restera assurément dans les mémoires. Nous n’en dirons pas plus au sujet de cette séquence, pour maintenir intacte la sidération que peut procurer sa découverte, mais aussi parce que le film, comme souvent chez Weerasethakul, nous encourage à prendre notre temps, à laisser nos émotions se développer à leur rythme, patiemment. Si nous reviendrons plus en détail sur le film à l’occasion de sa sortie en salles, on peut déjà dire sans hésiter que Memoria a été largement à la hauteur des attentes placées en lui, et que l’on ne désire désormais plus qu’une chose : le revoir, pour se lover à nouveau dans ses plis.