Tout comme leur concurrent anglais de Liverpool, les Rolling Stones ont exercé un extraordinaire pouvoir de fascination sur leur époque et le monde du rock. Leur musique diabolique, le génie de leurs compositions, leur refus de toute complaisance, l’image décadente qu’ils ont su modeler… Tout concourt à ce que les « pierres qui roulent » soient devenus le mythe fondateur d’une décennie exubérante et révolutionnaire. C’est de cette manière qu’ils ont cherché à apparaître au cinéma et que plus tard le cinéma s’est emparé d’eux pour leur renvoyer une image nuancée et parfois renversée.
Mené de front par un chanteur charismatique (Mick Jagger) et porté à bout de bras par un guitariste ténébreux (Keith Richards), les Rolling Stones ont marqué l’histoire de la musique en devenant l’incarnation d’une attitude inédite et provocatrice. Et comme une note de pochette le dit bien, les Rolling Stones ont largement dépassé la seule identité de groupe pour apparaître comme un véritable « mode de vie ». Leur manager Andrew Loog Oldham explique d’ailleurs dans son autobiographie Rolling Stoned comment il a constamment cherché à amplifier le comportement menaçant du jeune groupe afin de mieux imprimer la légende.
Du célébrissime « Laisseriez-vous votre fille sortir avec un Rolling Stone ? » à un article scandaleux où est relaté que Jagger a uriné sur le mur d’une station-service, tout a en réalité été pensé pour que les Rolling Stones accaparent l’image d’une formation sulfureuse, absolument affranchie de la norme et des règles de bienséance. L’indémêlable part entre le vrai et le faux étant alors entretenu par un manager (âgé au départ de 19 ans) qui voyait en l’attitude arrogante de son groupe une manière subversive d’amplifier sa renommée (il affirme que pour les Stones « Bad News Is Good News »). L’esprit de révolte que devaient exhiber ces mauvais garçons par leur comportement allait alors dessiner une image de rebelles sur laquelle la jeunesse anglaise (et mondiale), tôt ou tard, se projetterait.
Pour mieux comprendre cet impact, le rock-critic Nick Cohn raconte dans son livre consacré à l’âge d’or du rock, comment au début des années soixante, il a, à la fin du concert que le groupe venait de livrer, constaté des dégâts considérables. Autour des chaises désossées et de cette étrange ambiance de chaos, il aperçoit alors dans la fosse une mare largement composée d’urines. En se rapprochant de la flaque, il déduit rapidement que les adolescentes ayant assisté à la performance n’ont pu se retenir et ont laissé derrière elles les traces de cette débordante excitation produite par la puissance des Rolling Stones.
Plus tard, dans son livre intitulé Awopbopaloobop Alopbamboom, Nick Cohn relate la première fois qu’il a rencontré les fortes têtes de son groupe préféré. Et même si ce récit reste écrit dans un style candide, il mérite d’être ici convoqué :
« Dans cette rue grise ils rayonnaient comme des dieux solaires. Ce n’étaient pas des humais mais bien plutôt des créatures venues d’une autre planète, impossibles à atteindre et à comprendre, et d’une laideur tellement exotiques que ça les rendait beaux. Ils se dirigèrent vers l’entrée des artistes. C’était le moment que les filles attendaient, le moment à ne pas rater, et c’est à ce moment qu’elles se mirent à crier de plus belle dans une cohue indescriptible, totalement surexcitée. Mais là, elles s’arrêtèrent net dans leur élan, comme pétrifiées. Les Stones regardaient droit devant eux, absolument indifférents à ce qui se passait alentour. […] Ils paraissaient intouchables, comme si un anneau de métal invisible les protégeait. Ils poursuivirent leur chemin et disparurent. On dira ce qu’on voudra, les Stones avaient du style, du charisme et un sang-froid à toute épreuve. »
L’image est aussi puissante qu’évocatrice. En véritables dieux d’un royaume tombé à leurs pieds, les Stones se sont forgés une solide réputation de chantres de l’arrogance. Jugés ennemis de la nation britannique pour leur comportement menaçant (et leurs cheveux longs), les Stones impulseront un esprit de révolte qui contaminera toutes les années soixante. Drainant l’enthousiasme de la jeunesse britannique, les Rolling Stones déploieront à travers leurs bruyantes sonorités « rythm’n’blues » une énergie incomparable. Leur aventure sous les feux de la rampe et devant les objectifs du monde entier les consacrera nécessairement comme les acteurs majeurs de cette hystérie collective. Fil conducteur branché sur le bourdonnement de la rue, leur son sera le vecteur d’une époque qui s’est permis de carburer au seul désir et dans la joie d’une danse où le les lendemains qui déchantent n’avaient pas leur place.
Mais l’incroyable marche des années 1960 qui portera les Stones jusqu’à son sommet ne peut être comprise aujourd’hui comme elle le fut véritablement vécue. Et si cet élan majestueux reste, selon ses principaux acteurs, un moment si rêvé qu’ils ont en oublié le déroulement, il revenait alors au cinéma l’entreprise de l’illustrer et de nécessairement le figer.
Symboles puissants de la décennie, les Rolling Stones vont être, sur la route de leur ascension, accompagnés par des caméras dont les mouvements seront aussi stables qu’emportés. Face aux objectifs de Peter Whitehead, Jean-Luc Godard, Michael Lindsay-Hogg, les frères Maysles et Robert Frank, les Stones boucleront une décennie folle et libératrice. On verra alors comment Charlie Is My Darling, One + One, Rolling Stones Rock’n’Roll Circus, Gimme Shelter et Cocksucker Blues forment à eux seuls la trajectoire d’une époque consumée par une brillante énergie. Ou comment des premières explosions aux cimes du sommet jusqu’au déclin annoncé, la capture des Stones métaphorise ainsi les grandeurs et décadences d’une décennie dont ils doivent être maintenant considérés comme les vrais aristocrates.
Charlie Is My Darling ou les débuts prometteurs (Peter Whitehead, 1966)
Document (presque) invisible, Charlie Is My Darling est à l’origine une commande du jeune manager des Stones Andrew Loog Oldham (qui sera interviewé plus tard dans le très singulier Tonite Let’s All Make Love in London du même Peter Whithead). Fortement perturbé par les passions que suscite le grand rival Beatles (et les films qu’ils ont déjà tournés), le manager des Stones a rapidement senti qu’il fallait éclairer son groupe sous d’autres feux que ceux de la seule scène. Loog Oldham dépêche alors une équipe de tournage qui va suivre pendant quelques jours une courte tournée des Stones dans la région du Dublin en 1965.
Précisons alors que les Rolling Stones ont déjà été révélés au monde entier (le groupe a déjà fait une tournée aux États-Unis). Depuis que Satisfaction a provoqué un séisme retentissant, leurs disques s’écoulent ainsi par milliers. Or, pour perfectionner davantage leur show, les Stones prolongent d’incessantes tournées au Royaume-Uni devant des milliers d’adolescents dévoués à leur cause.
Le rockumentaire capte alors un groupe en pleine possession de ses moyens. Mick Jagger a déjà pris une position centrale en lieu et place du membre originel par qui tout a commencé (Brian Jones). Mais le mur du son que produisent les guitares turbulentes de Richards/Jones ne décline, sur la copie projetée, que dissonances et brouhaha. En effet, et comme pour la Beatlemania, le groupe ne parvient à rivaliser avec les cris d’hystérie qui s’échappent de la foule (comme l’atteste l’album Got Live If You Want It).
Mais alors que l’enregistrement sonore n’est pas à la hauteur de ce capharnaüm, le film dévoile des images autrement plus saisissantes. Le déchaînement commun de la foule et du groupe donne à voir une agitation anarchique et un chaos des plus intenses. À l’écran, des frissons révolutionnaires parcourent un public transi devant les pas fiévreux du jeune chanteur. C’est alors que, par un montage appuyé et ralenti, on assiste à un ballet d’échappées solitaires qui voit la jeunesse briser la frontière de la scène et se lancer en direction du corps qui agite le trouble. Mick Jagger décline déjà ses déhanchés favoris et harangue une foule en remuant son anatomie frêle et des plus sensuelles. De ces adolescents rattrapés par le service d’ordre à ceux soigneusement évités par le chanteur, le film enregistre alors le formidable pouvoir d’attraction des jeunes rois de la Pop. Les frustrations d’adolescentes soudain révélées à un monde sexuel et fantasmatique, les dévoilent enlaçant et s’entichant du chanteur magnétique. Malgré cela, Mick Jagger semble inatteignable et si concentré sur sa performance, qu’il donne l’impression de ne pas prêter attention à toutes ces jeunes furies qui sont poussées vers lui. Alors que tout son art reposera sur un subtil dosage entre la provocation et un contrôle manifeste pour préserver l’extrême survie de son groupe.
Dans son formidable essai sur Mick Jagger en tant que symbole des années 60, François Bégaudeau analyse parfaitement que : « Mick, pendant ces années, c’est de la folie sobre, un mix de braise et de glace. Corps à feu et tête froide. » Et l’on voit bien comment dans Charlie Is My Darling ce constat est illustré par l’image d’un Jagger qui, voulant se défaire d’une fan qui l’étreint, renverse la tête en arrière pour mieux reprendre le contrôle et rejoindre une lumière qu’il chérit.
Aussi et au-delà des images de concert, Charlie Is My Darling semble pousser la concurrence Beatles/Stones à son sommet. Face au scénario d’A Hard Day’s Night où l’on voit les Beatles échapper à leurs fans par tous les moyens, Charlie Is My Darling dévoile une séquence factice où les membres du groupe, suivis par une caméra portée, courent sur un quai de gare et parviennent de l’autre côté des voies pour finalement attraper la voiture qui les attend…
Mais le rockumentaire, par les interviews et les instants qu’il capte, offre surtout la possibilité de mieux faire connaissance avec les cinq personnalités qui composent les Rolling Stones. Outre le bassiste Bill Wyman qui a constamment l’air de s’ennuyer, le documentaire laisse une large place au batteur Charlie Watts auquel le film emprunte le prénom. Mais force est de constater que, même s’il est le préféré de son manager, les propos tenus par Bill Wyman (sa préférence pour les « arts majeurs » et le jazz alors qu’il joue dans un groupe de rock sulfureux) n’ont finalement que peu d’intérêt. Bien plus intéressant alors sont les phrases lancées par celui qu’on appelle le Casque d’or, Brian Jones, guitariste toxicomane qui par penchants narcotiques s’éloignera du pragmatisme stonien (au lieu de rouler, il va déraper) avant d’être mis sur la touche par le groupe lui-même. Ce très doué musicien, qui mourra en 1969 noyé dans sa piscine, explique ainsi que « le futur pour une pierre qui roule est très incertain » et que son but ultime dans la vie reste de ne jamais devenir une pop star. Face à ce genre de propos visionnaires, Mick Jagger rêve quant à lui d’Amérique et évoque ces jeunes gens qui « ont entamé quelque chose où il sont anti-guerre, aiment tout le monde et leurs vies sexuelles sont plus libres ». Enfin, en bon élève agitateur, il finit par mettre le feu aux poudres en appelant à refuser la routine et les valeurs parentales et créer une musique qui soit « quelque chose de réel, moins romantique et davantage liée au quotidien… ». Prophétique, la sentence est tombée. Mick Jagger et les autres puiseront dans la jeunesse toute l’énergie qui la déborde pour mobiliser un nouveau souffle et déclencher une révolution (musicale) parfaitement synchrone avec son temps.
Manifestement dépassés par l’image qu’ils voudront laisser, on peut voir à la fin de Charlie Is My Darling, Mick Jagger et Keith Richards se lancer ivres morts dans des improvisations d’Elvis Presley et des vers de poésie fumeux. De cette séquence qui dévoile un moment d’égarement assez inoffensif, il est fortement mystérieux qu’elle fût le déclencheur d’un acte de censure par Mick Jagger lui-même. Geste condamnant ainsi Charlie Is My Darling à des diffusions officieuses ou très ponctuelles… On verra alors comment cette inaugurale tentative de contrôle sera le fer de lance d’un groupe qui, au fil d’une décennie semée d’embûches, sera constamment parcouru d’énergies puissantes et parfois bien trop excessives pour être canalisées.
One + One ou la révolution en marche (Jean-Luc Godard, 1968)
1968 est bien l’année de toutes les tensions révolutionnaires. Un vent de révolte s’empare de l’Europe, des États-Unis et finalement du monde entier. Pour les Rolling Stones, groupe poreux et à l’affût des secousses qui agitent la ville, cette année sera considéré comme celle d’un sursaut nécessairement inspiré. L’année 1967, qui a vu naître l’explosion du mouvement psychédélique en Grande-Bretagne (Pink Floyd) et aux États-Unis (The Doors, Jefferson Airplane …), est finalement celle de la disette et d’une période creuse que pour la formation londonienne. Dépassés par l’émergence d’un son aérien et diffus, les Stones ont éprouvé une panne créatrice en se perdant dans les brumes psyché avec un album limite et finalement incompatible avec leur véritable identité (Their Satanic Majesties Request).
Or, c’est face à l’émergence d’une nouvelle concurrence et de ces groupes qui se font remarqués par une agressivité revancharde (The Who, Jimi Hendrix) que les Glimmer Twins (surnom de la paire Jagger/Richards) vont s’appliquer à rallumer un flambeau qu’ils portaient alors très haut. Après un titre lancé comme un frondeur avertissement (« Jumpin’ Jack Flash »), les Stones vont dans la foulée composer le vaudou « Sympathy for the Devil », le rageur « Street Fighting Man » et bien d’autres pépites qui figureront sur le chef d’œuvre Beggars Banquet. En écho au Revolution des Fab Four, les Stones affichent ainsi leur volonté d’impulser aux temps modernes la bande-son d’une époque prête à en découdre avec tous les modèles d’antan.
L’histoire voudra alors que c’est sous le regard d’un cinéaste révolutionnaire que leur retour à une énergie retrouvée va s’exposer et se réinventer. Face aux Anglais, le réalisateur Jean-Luc Godard est lui aussi à un moment particulier de sa carrière. Après une période faste qui l’a vu bouleverser l’approche et les formes passées de l’Histoire du cinéma, Godard a signé avec Week-End un film aigre, violent et au constat cynique sans précédent. Dans l’impasse face à une société (années 1960) et une culture (dominante et consommatrice) qu’il ne reconnaît plus, JLG voit dans l’appel révolutionnaire un champ politique retentissant. C’est ainsi qu’après La Chinoise, il décide d’aller radiographier les élans subversifs qui se manifestent de l’autre côté de la Manche, dans la cité londonienne. Il contacte alors les Rolling Stones et leur propose d’aller filmer les séances d’enregistrement de leur album Beggars Banquet et de son titre phare Sympathy for the Devil.
Or Godard ne se laisse pas illusionner par le magnétisme des aristocrates rock et semble même porter un regard vaguement étranger sur cette bande d’Anglais chantres d’une musique libératrice et électrique. One + One règle donc un dispositif où deux entités étrangères vont s’observer et garder leur distance. Ainsi, One + One n’est pas un simple concert filmé et déroge fortement à la règle d’un film rock dont l’impulsion musicale impose une écoute rythmique et une disposition visuelle en écho avec le mouvement des acteurs et les gestes qu’ils enchaînent. Or c’est suivant cette voie simple et rapide que Godard refuse de suivre que le film va dépasser les traits du genre, en oublier quelque peu le mythe Stones et imposer un discours plus général sur le processus d’une (ré)création expérimentale et révolutionnaire.
Dans One + One, Godard filme un groupe en studio, au travail et à l’arrêt. Un groupe impliqué dans un processus d’élaboration et face auquel le fan des Stones, perdu, ne peut plus reconnaître l’image. La mise en image du travail qu’implique la naissance de la chanson « Sympathy for the Devil » est donc proprement déroutante, et, en ce qui concerne l’objet Stones, démythifiante. Le filmage de Godard amplifie les essais et les transformations de la chanson et reste toujours en recul sur des rails où se déroulent de lents travellings autour de l’auditorium stonien. Enfin, la dimension fragmentaire de cette fabrication est dans One + One constamment redoublée par la présence de collages et de séquences hétéroclites qui s’intercalent entre les parties musicales.
Ainsi, le film donne à voir, sous forme de tableaux, des séquences qui naviguent dans un Londres peuplés de militants Black Panthers prônant la lutte armée, d’une jeune fille qui tague des slogans en pleine rue (So-vietcongs) et d’un libraire qui vend des revues pornos en reprenant des extraits de Mein Kampf… Ce qui offre un film godardien et libre, comme son auteur, de s’aventurer loin de la séduction en explorant des voies discursives à l’humeur situationniste. Et ces signes politiques que JLG met au œuvre, fonctionnent comme à son habitude sur un travail d’associations d’idées et de dérives, plus ou moins réussit, mais toujours porté par un désir de déconstruction. Or là où ce travail reste prenant en terme d’expériences, force est de constater que l’expression de la lutte politique est ici bien trop marquée et comme appartenant à une époque dorénavant très lointaine.
Plus intéressant est alors la manière dont Godard filme la musique et son processus d’élaboration. Intercalées entre ces segments politiques, les instants où l’on raccroche le wagon stonien permettent de poursuivre le fil et constater l’amplitude que la chanson « Sympathy for the Devil » prend peu à peu. Dispersés dans des boxes et en différents endroits de la salle, les membres des Stones sont au départ concentrés sur les sonorités de leurs instruments respectifs. Des premiers essais improductifs naît alors une phase d’écoute et de proposition qui aboutira à la naissance d’une première base. La caméra fluide et concentrée visite alors un premier espace sonore pour s’éprendre ensuite d’un autre musicien. Le rythme de la fabrication s’installe, s’échappe ailleurs et vient renouer avec des instrumentistes devenus sons et des couches sonores appelant bientôt la symbiose de la chanson.
Keith Richards à la basse, Bill Wyman au maracas, Charlie Watts aux fûts, Brian Jones perdu dans ses brumeuses rêveries… la musique s’invente et le dispositif godardien dessine des panoramiques et des travellings qui gagnent en ampleur. Le chef des opérations Mick Jagger entre alors en scène et orchestre le chaos vaudou par une invocation satanique des plus appliquées. Plus tard, après les présentations d’un Jagger crooner et isolé derrière un paravent (Please allow me to introduce myself/ I’m a man of wealth and taste/ I’ve been around for a long, long year/ Stole many a man’s soul and faith), la forme musicale trouvera sa voie avec ces chœurs démoniaques (« Wou Wou ») que Keith ne peut que pousser à libérer.
Et finalement, du groupe à l’arrêt, démythifié, les Stones finissent par fasciner en enregistrant cette grande œuvre marquée par une arrogance terrible (J’ai assisté à l’allégresse pendant que vos rois et reines se battaient pendant dix décennies au nom des Dieux qu’ils avaient créées/ je me suis écrié qui a tué les Kennedy ? Alors qu’après tout c’était vous et moi.). Chant révolutionnaire, Sympathy for the Devil nous est finalement montré par Godard comme un processus de libération et un travail de rupture et d’échos dont l’intensité doit mener à une portée unitaire et révolutionnaire.
L’aspect composite des musiciens et des sons, des discours et des images filmées par Godard ne devant résulter qu’à un tout et un chaos brûlant qui devra s’exprimer en l’auditeur-spectateur de « Sympathy for the Devil » et chez tous ceux séduits par les perspectives révolutionnaires, par la rébellion.
On verra alors comment l’appel à la révolte que martèle « Sympathy for the Devil » aura des répercussions sombres et folles lorsque cette chanson sera plus tard présentée à un public contaminé par sa force physique et immédiate.
Enfin, à la première londonienne du film, Jean-Luc Godard ne supportera de voir sa séquence finale « défigurée » par la diffusion intégrale de « Sympathy for the Devil ». Et comme emporté par les secousses diaboliques de la chanson, il décrochera un coup de poing à son producteur avant de s’éclipser dans le militantisme rouge sous le pseudonyme Dziga Vertov.
The Rolling Stones Rock’n’Roll Circus ou l’extravagante unité (Michael Lindsay-Hogg, 1968)
En décembre 1968, les Rolling Stones convoquent la fine fleur du Swinging London pour organiser un show déjanté dont le fil rouge n’est autre que le rock allié au cirque. Organisé pour la télévision et tourné sous une bulle-chapiteau aux tentures criardes, l’événement rassemble les artistes et les groupes les plus représentatifs de la révolution musicale qu’a auguré l’âge d’or du rock anglais. À côté des Stones, les invités majeurs sont John Lennon (et sa nouvelle femme…), les trublions Who, Jethro Tull, Taj Mahal, Marianne Faithfull et le supergroupe The Dirty Mac formé pour l’occasion (rien moins que John Lennon, Eric Clapton, Keith Richards et le batteur d’Hendrix, Mitch Mitchell). Autour du plus beau casting de la British Invasion, le public est lui composé de jeunes chanceux qui ont gagné à un jeu radiophonique la possibilité de vivre durant deux jours aux côtés de leurs idoles préférées. Pour ce qui est des costumes et habits de fête, alors que les musiciens arborent des tenues de troubadours, l’audience revêt ici des ponchos bariolés et de longs chapeaux pointus multi-couleurs.
Directeur de ce cirque majestueux habillé en un dandy où le fouet a remplacé la canne, Mick Jagger pénètre en compagnie des troubadours et annonce avec un rictus ironique le programme des réjouissances : « Vous connaissez Oxford Circus. Vous connaissez Piccadilly Circus. Voici le Rolling Stones Rock’n’Roll Circus. Nous avons des spectacles, des sons et des merveilles pour régaler vos yeux et vos oreilles. » Entre des numéros de trapèzes et de pyrotechnies fantasques, les premiers groupes se succèdent et viennent chacun présenter une de leurs compositions. Avec l’épique « A Quick One, While He’s Away », les Who remportent haut la main la palme de la brutalité et placent alors la barre très haute avant le concert des Stones. Le groupe The Dirty Mac envoie quant à lui un superbe « Yer Blues » avant que Yoko Ono, cachée dans un sac noir, s’en mêle et pousse dans les aigus un chant plaintif et manifestement expérimental.
L’organisation festive de Rock’n’Roll Circus étant assez imprévisible, il est finalement quatre heures du matin lorsque John Lennon présente le mini-show des Rolling Stones.
En plus de Bill Wyman, Charlie Watts, Brian Jones, Keith Richards et Mick Jagger, la formation est ici accompagnée du clavier Nicky Hopkins et du percussionniste Rocky Dijon.
Manifestement peu troublés par l’horaire matinal, des Rolling Stones appliqués et en pleine puissance de leur moyens viennent ici présenter les nouvelles chansons de leur album Beggar’s Banquet. Mick Jagger aux manettes s’est depuis débarrassé de ses habits de clown pour revêtir un tee-shirt écarlate et un pantalon ultra moulant. Maquillé comme une pute (de luxe) ayant la ferme intention de pervertir son monde, Jagger va livrer ici une performance sublime et anthologique. D’abord aguicheur puis furie démoniaque, l’homme à la bouche géante n’aura de cesse, durant son ballet royal, de provoquer l’objectif en distribuant des œillades lubriques en sa direction. Comme s’il était sous l’emprise de Satan, comme s’il voulait briller et étendre son pouvoir au monde entier, le « corps » des Stones va ici se contorsionner, virevolter et se déhancher pour délivrer une performance flamboyance. Sous les griffes d’un impassible Keith Richards qui s’échine à dispenser les riffs de « Jumpin’ Jack Flash », « You Can’t Always Get What You Want », Mick Jagger va pointer ses pupilles et sa plastique androgyne devant une caméra incapable de s’en libérer. Nègre blanc, scintillant à la lisière de sa rampe, le chanteur va feuler, murmurer et s’égosiller comme si la fin du monde était imminente.
Mais c’est sur « Sympathy for the Devil », que la réalisation, enfin attachée aux gestes des autres musiciens, va offrir une ampleur démesurée au tourbillon qui se joue ici. S’attardant par fragments sur les battements et les élans rythmiques du groupe, les caméras se relaient et se combinent à l’écoute du tempo endiablé qui prend forme. De même, le bourdonnement électrique de « Sympathy for the Devil » va redoubler d’intensité lorsque le filmage va décrocher de la scène et capter les ondes qui circulent entre les corps agités d’une foule sous l’emprise directe de la liturgie. Enfin, l’impact physique de la chanson s’amplifie et prend sa mesure extravagante lorsque Mick Jagger se déshabille, dévoile des tatouages démoniaques et entame sa dernière danse. Recroquevillé sur lui-même lorsque le tempo se suspend, Jagger va au paroxysme de la samba vaudou, se muer en un démon dont le déchaînement à l’image s’incarnera par une mise au point impossible et la révélation d’un corps à la gestuelle brûlante et littéralement insaisissable.
Sommet de performance stonienne, conclusion extravagante du Swinging London, Rock‘n’Roll Circus métaphorise à lui seul l’élan d’allégresse qui se joue à cette époque dans la capitale la plus libérée du monde.
À la fin de l’événement, on peut voir, autour des Stones, tous les musiciens qui ont participé au show, reprendre en chœur et se balancer progressivement sur la splendide ballade « Salt of the Earth ». Le tempo lent de la chanson se conclut alors en un final où toute l’audience se lève, se bouscule dans un débordement joyeux et fédérateur. Mais la cohésion et le chahut innocent qui se captent là seront en fin de compte l’adieu de la pop britannique à un monde qui se tourne et à une harmonie collective qui se clôt sous des feux étincelants.
Enfin, la découverte de ce film invisible pendant 30 ans et retrouvé dans le grenier du producteur mort permet aussi de voir pour la dernière fois la perdition du guitariste originel des Stones, Brian Jones. Figure spectrale d’un show auquel il ne participe pas vraiment (sauf en slide-guitar sur « No Expectations »), désormais condamné par l’univers où il s’est brûlé les ailes et les neurones, Brian Jones mourra à petit feu et sera finalement remercié par les Stones avant de décéder en juillet 1969.
Gimme Shelter ou l’excès de débordements (les frères Maysles, 1969)
Suite à un album qui marque définitivement leur retour à un blues rock perverti (Let It Bleed), les Stones entament une tournée mondiale qui va les consacrer selon leurs propres termes « The Greatest Rock’n’Roll Band in the World ». Galvanisés par l’arrivée un jeune et brillant guitariste (Mick Taylor), les Stones dispensent sur scène des décharges électriques à l’intensité difficilement comparable. Au Madison Square Garden de New York où ils jouent au début du film des frères Maysles, les Stones règnent finalement en maîtres sur une planète pop qui a vu les Beatles disparaître en quatre entités bien distinctes. Le pouvoir de fascination qu’ils exercent, les foules qu’ils attirent, les hissent à des sommets qu’on pourra juger inatteignables (l’album live Get Yer Ya’s Out). Ayant fui ou cherché à se dissocier des groupes qui ont fait l’affiche des festivals américains de l’époque, les Stones ont alors l’idée d’organiser près de San Francisco un concert gratuit où selon Mick Jagger, interrogé par les caméras, les gens pourront : « prendre du bon temps, discuter, coucher ensemble, s’envoyer en l’air, se défoncer à fond… pour passer une bonne soirée en fait… Enfin vous comprenez, un concert ce n’est pas comme une pièce de théâtre ! »
Et Gimme Shelter, par sa construction vertigineuse, relate la genèse et les moments clés de ce concert historique qui a rassemblé 300 000 personnes et dénombré autant de naissances que de décès (c’est-à-dire 4). Arrivé à un moment charnière d’une époque qui a basculé dans une décennie plus sombre, Gimme Shelter a eu la prescience d’enregistrer cette fascinante épreuve rapidement consacrée comme le tombeau des sixties et le miroir déformant d’un groupe manifestement en proie à la peur. Construit sur un dispositif astucieux montrant les membres des Stones revoir les violents débordements qui s’y jouèrent, Gimme Shelter navigue entre une brutale plongée dans la réalité et la distance d’un temps mort incarné par le ralenti puis l’arrêt sur image.
Conduit comme un long cheminement vers la violence, le film des frères Mayles débute par les tractations téléphoniques entre les agents des Stones et les propriétaires du terrain d’Altamont où va se produire le concert. L’organisation restera bancal tant le temps semble compté avant la date choisie pour l’événement. De leur côté, les Stones écoutent à l’abri et en studio les bandes (« Wild Horses » et « Love in Vain ») qui figureront plus tard sur l’inoxydable album d’une nouvelle décennie (Sticky Fingers). Un plan d’hélicoptère montre alors le long embouteillage qui serpente sur la route menant à Altamont. Débarquant par les airs, les Stones semblent si confiants de leur programme qu’ils ont confié le service d’ordre et leur sécurité à des Hell’s Angels rémunérés en packs de bières…
Or, il fallait se douter que la rencontre de leur agressive musique avec un public venu se déchaîner en masse ainsi que la fracture idéologique entre des Hell’s Angels et la foule de Hippies qu’ils doivent contenir allaient forcément contracter heurts et frictions. À l’affût des événements qui peuvent survenir de cette gigantesque marmite, les caméras des frères Mayles vont alors enregistrer toutes les turbulences qui s’échapperont et peu à peu s’intensifieront suivant l’ombre qui se détache à l’horizon d’Altamont.
Les hostilités d’Altamont commencent d’ailleurs sur la cible Jagger lorsque ce dernier se fait frapper au visage par un malheureux qui lui déverse toute sa haine. Mick Jagger va alors refuser de sortir de son abri de fortune (shelter) avant de monter sur scène. Pendant ce temps, sur le devant de la scène où va se dérouler le concert, la caméra se ballade et capte les visages d’une foule pressée pour l’événement. Le montage des frères Maysles se gardent bien de couvrir l’étendue humaine par de longs panoramiques mais proposent plutôt une succession d’inserts où se mesure d’un côté les hippies et de l’autre les Hell’s Angel. Aux Hippies lançant des roses ou glissant nus sur les têtes de leurs congénères, le point de vue oppose les visages fermés et sombres des Hell’s Angels. Mais c’est par un enchaînement d’images exposant le bourdonnement de motos fonçant à vive allure entre les lignes du choeur hippie que l’on comprend vite que l’harmonie s’est effritée et qu’une tension nouvelle va désormais s’installer.
La sombre contamination qu’augure ces plans aléatoires et piqués dans la fosse, prend finalement une autre dimension quand on voit la canne de billard d’un Hell’s Angel s’abattre sur le corps d’un homme qui semblait, en bord de scène, déchaîné. Par le point de vue d’une caméra qui tournée vers le public et placée derrière la scène, on discerne bien que la fosse déborde d’une énergie que le staff Hell‘s Angel, sur scène, ne parvient plus à contenir. Enfin, et par on ne sait quel fondement, un Hell’s Angels finit par frapper le chanteur du groupe psyché Jefferson Airplane et faire grimper alors la tension d’un nouveau cran avant l’arrivée des Rolling Stones.
À la nuit tombée, lorsque les duettistes Jagger/Richards et leur groupe débarquent sur scène ils sont autant acclamés par un public fou d’ivresse qu’accueillis par les regards froids d’Hell‘s Angels pour qui la présence de l’arrogant chanteur semble insupportable. Et lorsque les Stones entrent sur scène et s’apprêtent à jouer « Sympathy for the Devil », le public massé au front de scène offre l’image d’un noyau trop compact pour s’équilibrer. Électrifiée par les premières mesures d’une chanson dont a déjà évoqué le pouvoir démoniaque, l’audience jette tout à coup des regards nerveux et terrorisés en direction de Mick Jagger. La brutalité des Hell‘s Angels s’est de nouveau abattue sur une foule qui va nécessairement se diffracter et révéler espaces creux et appels d’air. Dépassé par la folie que distille son chant révolutionnaire, Mick Jagger appelle alors au calme et lance un inaugural « Qui se bat et pour quoi ? ». La sentence marque alors un recul pour l’incarnation Jagger qui, dans son passé et à travers cette chanson, appelait à la destruction en personnifiant le moteur de toutes les occultes passions. Enfin, les cris d’effroi qui s’échappent de la foule invitent le maître Jagger à stagner sa course et être condamné ici à un immobilisme symbole puissant d’une perte d’énergie.
Mais, c’est plus tard, lors du titre « Under My Thumb », que le pire va se jouer pour Jagger et son époque. De la fosse où le public se comprime, un jeune Noir est poignardé par un membre du service d’ordre. La destruction et la mort prennent alors un tout autre visage pour des Stones incrédules. Car cet événement capté en temps réel par les caméras des frères Maysles, dévoile toute sa force lorsque, plus tard dans le film, il est projeté au ralenti devant le visage hébété de Jagger. L’image de ce couteau qui jaillit et s’abat sur l’homme est en fin de compte redoublée par la présence d’un revolver que ce dernier a à peine le temps de brandir en direction de sa cible, Mick Jagger. Le visage de Jagger filmé en train de revoir et comprendre plus en détails la scène est alors marquée par l’effroi et une terreur plus que palpable. Et derrière ce mot qu’il lâche avant de partir (« c’est horrible ») se cache une sérieuse fracture pour le leader des Stones et l’époque idéale qu’il a soulevée puis incarnée de toutes ses forces.
Un peu avant l’étape réflexive, et à la fin du concert d’Altamont, on voit les Stones quitter précipitamment ce lieu maudit, véritable espace crépusculaire où l’idéal des Sixties a basculé et trouvé son point de non-retour dans ce débordement primitif et mortuaire. Miroir d’un monde où l’utopie a consolidé son évanescence et son déclin, Gimme Shelter dévoile ainsi que le crime vient rompre le jeu d’un groupe dont la maîtrise musicale de la violence se retourne ici contre lui et en vient à dévoiler le simulacre, sinon la précarité.
Et des mots empruntés à Bégaudeau dans son livre Un démocrate, Mick Jagger 1960-1969, à qui cette analyse de Gimme Shelter doit beaucoup :
« Et que montre ce photogramme de la foule d’Altamont immortalisée quelques mois avant ? Que révèle le zoom isolant un détail parmi le public fou et le grossissant ? Comme dans Blow-Up, 1966, il permet de distinguer le chrome d’un revolver invisible à vitesse normale. C’était fatal. L’image arrêtée est mortelle pour le rock qui est mouvement son nom l’indique. Le revolver que révèle la neutralisation de la bande n’est que la figuration symbolique de cette vérité. En rock tout arrêt est de mort. »
Un halo de lumière pris en contre jour, montre à la fin du film, certains membres du public sous forme de silhouettes hagardes et égarées. Les couleurs ont finalement laissé place à des contrastes plus durs, cassants et dont l’écho avec La Nuit des morts vivants parait aujourd’hui évident.
Cocksucker Blues ou la lente descente aux enfers (Robert Frank, 1974)
Face à un Gimme Shelter construit et pensé de manière à ce que le cinéma-vérité puisse traduire un discours sur la musique et sa représentation, le film Cocksucker Blues prend l’allure d’un home-movie provocateur, iconoclaste et forcément sulfureux (le film sera pour de meilleures raisons lui aussi censuré par Jagger et les Stones).
L’année 1972 est celle où, après leur débâcle d’Altamont, les Stones sont revenus sur les terres du Vieux Monde et ont décidé de fuir le fisc ainsi que la justice britannique en posant leurs valises dans le sud de la France.
Et même si leur grand album Sticky Fingers s’est déversé sur les charts du monde entier, les Stones s’éloignent de la rue et s’enferment dans une villa pour croquer à plein un mode de vie jet-set et décadent. Cet exil forcé est d’autant plus encouragé que les Stones ont de sérieux problèmes judiciaires avec la plupart des pays européens. Alors, dans le sous-sol moite où les substances opiacées côtoient les barbituriques les plus durs, les Stones enregistrent un album qui, faisant référence aux lieux les plus louches d’Amérique, rêve comme il peut d’un retour au blues et à la soul sudiste. Triple album indomptable, suintant les ivresses et les errances somnambuliques de leurs auteurs, Exile on Main Street trace une ligne qui ouvre les veines de la décennie blafarde qui va suivre. Et même s’il est souvent considéré comme le dernier grand disque des Stones, transpire par tous les pores de ces chansons une odeur mortifère aussi puissante et évocatrice qu’un soleil couchant.
En correspondance directe avec les images qui se dégagent de leur nouveau disque, la tournée des Stones qui se déroulera aux États-Unis sous la caméra de Robert Frank va alors impliquer une partition placée sous le signe de la trinité « Sex, Drugs, Rock’n’Roll ».
Le film s’ouvre sur l’image du narcisse Jagger se filmant allongé puis dézippant sa braguette pour se masturber en gros plan. L’ouverture donne ainsi la démesure d’un film où, dans l’intimité de la tournée des Stones, les yeux ahuris du spectateur pourront suivre une séquence orgiaque (porno ?) dans un avion, des injections d’héroïne filmées en gros plan et des jets de télévision par-dessus les balcons d’hôtel. À côté de ces images subversives, troubles et amusantes, les Stones présentent un show qui, même s’il force le trait et l’image caricaturale dans lequel la formation va bientôt s’enfermer, dévoile une musique toujours aussi intense et virtuose.
Or, et au-delà de la musique, ce qui frappe à la vision des images contrastées de Cocksucker Blues c’est l’aspect claustrophobique des espaces dans lesquels évoluent les Stones. Chambres d’hôtel, loges d’artistes, les Stones semblent avoir ici perdus de leur connexion avec un public filmé à côté ou hors champ. La vie sur les routes avec ces roadies qui constituent l’entourage malsain et vampirique des Stones dégagent des relents brumeux et dévoilent une dimension fantomatique à toutes ces figures. L’héroïne qui saupoudre toute la tournée provoque d’ailleurs des dégâts considérables chez un homme qui a fait un mythe de l’autodestruction, Keith Richards. Dans une séquence poignante où l’on voit les Stones fêter dans les loges la fin de leur concert, Keith Richards, sous le coup de l’héroïne glisse peu à peu dans les bras de sa demoiselle et pique du nez, raide défoncé. Et si l’on isole cette image du film et des séquences du concert filmé, elle symbolise idéalement la lente descente aux abîmes d’un homme et le progressif déclin d’un groupe aussi exténué par la décennie précédente qu’apeuré face à celle qui se profile. Durant ces années soixante-dix dont il ne se souvient pas, Keith Richards, alors sous l’addiction de l’héroïne, connaîtra des moments critiques et sombrera souvent dans des comas temporaires absolument incroyables… Et là où le jeune guitariste Mick Taylor lui prêtait auparavant main forte, son départ du groupe en 1975 dévoilera les faiblesses du pirate et signera finalement la dépossession créatrice d’un groupe condamné à la répétition grotesque et décadente.
Car pour leur survie, les Rolling Stones déclineront une image faite de pantomimes et d’habillages décoratifs pour le moins ridicules. Le logo déposé que vont choisir les Stones au début des années soixante-dix et que, preuve flagrante, Mick Jagger transperce au début du film Cocksucker Blues deviendra l’image caricaturale sur laquelle les Rolling Stones vont se réfugier. Cette langue tirée des lèvres de Mick Jagger doit être alors être comprise comme le signe d’un groupe qui ne décollera plus et jouera constamment de cette image arrogante gelée et figée dans un temps révolu. L’image de morgue se déclinera alors sous forme de ballons, feux d’artifices, phallus gonflables et tentera ainsi de masquer l’idée que les Stones, alors représentants d’un souffle et d’une énergie révolutionnaire, s’escriment à jouer sur le terrain du jeunisme provocant alors qu’il perdent constamment du terrain. Et comme Cocksucker Blues le montre déjà, isolés et enfermés dans leurs confortables chambres d’hôtels, les membres des Rolling Stones masqueront encore et toujours leur dispersion et leur éclatement sous les banderoles de shows de plus en plus carnavalesques.
Décrédibilisés plus tard par l’arrivée d’un mouvement punk qui a décidé de faire table rase du blues et du passé, les Stones devront alors composer avec les rides et une énergie qui s’en est allée. Pour la survie d’un groupe qui rapportera des millions en remplissant des stadiums d’où s’échappent une nostalgie mortifère, Mick Jagger singera l’enfant terrible en cabotinant gentiment sur la base d’un cynisme bien symptomatique de ces prolongations forcées. Les albums que produiront les Stones donneront dans le simulacre avec ces rythmiques calquées et ces gimmicks tous empruntées à l’époque de leurs vénéneuses et dynamiques compositions. L’influence qu’avait le groupe sur cette jeunesse vieillissante s’est au fil du temps transformée en une irascible volonté de perpétrer les clowneries d’antan et construire un vaste empire financier, malin et suspect, d’un groupe révolutionnaire devenu en bout de course marque déposée.
Et comme le note idéalement Serge Kaganski dans son superbe article intitulé Le Début de la fin :
« Ce que l’on pardonne le moins aux Stones des vingt dernières années, c’est d’élever l’art du mensonge jeuniste à un tel degré de cynisme : poser toujours et encore en sales gosses quand on envoie les siens dans des collèges privées, adopter des postures de gouapes qui rockent dur quand on habite des châteaux en Touraine, persister à jouer “Sympathy for the Devil” alors qu’on fait patte blanche dans le beau monde depuis des lunes. Depuis vingt ans, les Stones forment une troupe de théâtre itinérant qui joue chaque fois la même pièce : Faisons comme si on était encore en 1964. »
Enfin, et après ceux exposés ici, d’autres rockumentaires consacrés à la bande à Jagger suivront. Mais force est de constater que l’historique partition des Stones semble s’être manifestement jouée ici. Si bien que le documentaire sur les Stones de l’homme qui « a failli devenir prêtre avant que la révolution du rock’n’roll éclate » (Martin Scorsese) ne mérite évidemment pas sa place à l’intérieur. Et même si les images du bien nommé Shine a Light dévoilent encore l’incroyable énergie d’un groupe composé de grands-pères fripés, elles ne font en vérité que révéler les derniers et sublimes souffles d’un mythe aussi vivace que notre monstrueuse nostalgie.