Pourquoi Paolo Moretti, directeur du Festival International du Film de la Roche-sur-Yon et du cinéma le Concorde alertait-il, à l’issue de cette 7ème édition, sur l’avenir du cinéma et du festival alors qu’il se reconnaissait pourtant, dans les colonnes de Ouest France « extrêmement satisfait de la fréquentation de cette année » (22 000 entrées sur 7 jours de festival) ? Ces déclarations alarmistes répondaient aux allusions au projet de l’« îlot Piobetta » lancées par le maire LR Luc Bouard dans son discours lors de la cérémonie d’ouverture et de son adjoint à la culture, Jacques Besseau, lors de la clôture. Déjà évoqué publiquement il y a un an dans les mêmes circonstances, ce projet de construction d’un pôle de loisirs de 10 000 m² dans l’ancien collège aux abords de la très centrale place Napoléon inclurait un cinéma de quatre écrans. Pendant le festival, Martine Chantecaille, élue de l’opposition, faisait part dans Ouest-France de son inquiétude face à l’incertitude que laisse planer l’équipe municipale à quelques jours du choix du maître d’œuvre du projet. Si le maire assure que l’équipe en place sera « associée » au nouvel équipement, Paolo Moretti estime, lui, que « le Concorde et le festival sont en danger » en raison du flou actuel sur la nature juridique de ce futur cinéma et sur l’investissement de la Mairie. Concernant la gestion du futur établissement, elle pourrait, selon les hypothèses, être confiée à l’équipe du Concorde, au groupe Cinéville (qui élargirait ainsi son parc de 9 écrans en périphérie de la ville avec 4 salles supplémentaires) ou encore à un troisième opérateur. Il va sans dire que l’implantation d’un concurrent direct du Concorde à quelques rues de ses deux écrans (qui affichent un taux de remplissage comparable) mettrait à mal le travail de sensibilisation à la diversité du cinéma auprès d’un public local qui fréquente aussi assidûment le festival. En effet, depuis 2006, l’Établissement Public de Coopération Culturelle Cinématographique Yonnais, s’est formé sur l’ambition commune de favoriser l’accès pour tous au cinéma et de développer l’éducation à l’image.
Quel meilleur signe de ce travail en direction du public de demain, dans un paysage national de l’exploitation cinématographique qui déplore de voir vieillir ses spectateurs, que la création l’an dernier de la section Trajectoires destinée au public adolescent et couronnée d’un prix remis par un jury de lycéens ? La présidente de l’association de cinéphiles Festi’Clap saluait, elle, dans Ouest-France « l’équilibre de la programmation de cette édition entre cinéma populaire et cinéma de recherche ». Ne pas soutenir la viabilité du Concorde constituerait une véritable menace pour la pérennité du festival. En effet, fidéliser le public, favoriser une politique tarifaire accessible, offrir une programmation diversifiée sont des missions qui ne peuvent s’accomplir que sur un temps long et en étroite collaboration avec les acteurs locaux, publics, culturels et associatifs, mais qui doivent aussi s’appuyer sur des relations de confiance durables avec les distributeurs. C’est sur ce travail au long cours que s’appuie le festival qui, s’il se voyait coupé de son public et de son accès au film, aurait les plus grandes difficultés à survivre ! Des films, il y en avait bel et bien dans cette enthousiasmante édition du festival où, en marge de la compétition, on pouvait découvrir quelques merveilles.
Balades au cœur des bois
Un amour d’été de Jean-François Lesage
C’est, de son propre aveu, une rupture à l’orée de l’été qui a donné envie à Jean-François Lesage de s’intéresser à la façon dont on aime, à Montréal, pendant les beaux mois de l’année. Invité triste à la fête de la séduction éphémère, le cinéaste a tourné la nuit dans le parc Mont Royal. L’utilisation d’une caméra ultra-sensible et les réglages peu orthodoxes d’un étalonneur lui ont permis de donner à ces balades nocturnes d’oniriques teintes fluorescentes. Les ombres chinoises qui se découpent sur cette nuit de conte semblent toutes à la recherche de l’amour. Parfois, l’aléa de la rencontre documentaire immédiate tourne court et ne va pas plus loin que la discussion de comptoir entre amis éméchés, ce qui tranche avec le lyrisme un peu appuyé des poèmes de Jonathan Lamy composés spécialement et placés en exergue. Pourtant, le dispositif minimaliste mis en place par Jean-François Lesage et son équipe réduite offre de beaux moments. Lorsque la caméra se couche dans l’herbe aux côtés d’un garçon qui décrit le comportement fantasque des ses amis à sa récente compagne ; ou encore dans cette discussion menée avec un sérieux tout rohmérien sur l’art de conduire au mieux une scène de ménage. Des vingt-deux nuits de tournage, le cinéaste ne fait qu’une seule, évitant tout retour à la vie diurne. Le film se déleste ainsi progressivement du monde social. Tandis qu’une meute de ratons laveurs colonise les buissons, la caméra s’enfonce toujours plus loin dans les profondeurs de la forêt jusqu’à rencontrer un groupe qui semble avoir élu résidence dans le parc pour la saison, équipé de réchauds et de provisions pour échapper le temps d’un été, ou le temps d’un film, à la vie civilisée.
L’Ornithologue, João Pedro Rodrigues
Nous reviendrons bien sûr en détail sur L’Ornithologue au moment de sa sortie le 30 novembre, mais sa présentation en séance spéciale lors du festival rappelait avec force la singularité de ce cinéaste très justement couronné Meilleur réalisateur à Locarno l’été dernier. La fidélité à son équipe technique (Rui Poças, Raphaël Lefèvre et bien sûr João Rui Guerra da Mata) dit bien la constance d’un cinéaste qui ne se contente pas de faire des films, mais qui construit une œuvre peuplée d’obsessions. Au point qu’il va cette fois jusqu’à mettre en scène sa passion de jeunesse pour les l’observation des oiseaux et à passer devant la caméra malgré sa répugnance à jouer. Dans L’Ornithologue, comme dans ses films précédents, il est question de métamorphose du corps comme de transformation de la forme du film. Le documentaire animalier devient film fantastique à mesure que Fernando (Paul Hamy), au hasard d’un naufrage, délaisse l’observation des cigognes noires pour celle d’étranges rites païens. Séquestré par deux jeunes Chinoises sadiques, il s’enfonce dans une forêt dont on ne sait jamais si elle lui offrira refuge ou le retiendra prisonnier. Récit d’un regard, L’Ornithologue est aussi un parcours initiatique qui mélange joyeusement les symboliques religieuses pour faire le récit de la naissance de Saint Antoine, saint patron de Lisbonne. On est encore hébété par cette aventure dans les abîmes de l’identité quand le film nous jette sur les trottoirs bruyants de Padoue.
The Challenge de Yuri Ancarani
On avait découvert (et beaucoup aimé) Yuri Ancarani avec San Siro, il y a deux ans au Cinéma du Réel. Vision cauchemardesque du stade milanais de San Siro échappée d’un vieux rêve futuriste, le film parvenait à mêler flamboyance et documentaire d’auscultation sur un sujet pourtant aussi arty, et guetté par le cool, que l’est le football au cinéma. Exploré dans ses moindres recoins, l’édifice laissait peu à peu paraître un visage inquiétant sous son fard de béton : celui d’une grande machine de contrôle panoptique, dont les centaines de caméras semblaient moins déployées pour enregistrer le match que pour surveiller le moindre centimètre-carré de l’enceinte. C’était le programme, gros comme le nez au milieu de la figure, de toute cette aveuglante monumentalité qui rendait sa virtuosité presque parodique : faire entendre, au sein d’un édifice bâti en plein âge d’or mussolinien, l’écho du triomphalisme fondateur des Dieux du stade. Sous des dehors gratuitement grandiloquents, au fond Ancarani ne faisait que reconnaître les sous-bassements fascistes communs au football et au cinéma comme spectacles de masses. Restait à vérifier si The Challenge, ramené des paysages désertiques du Qatar à la compétition Nouvelles Vagues du festival de La Roche-sur-Yon, emprunterait le même chemin que le majestueux San Siro.
Verdict : oui et non. Oui, parce qu’un tel sujet (des joutes de faucons organisées entre émirs au beau milieu du désert qatarien, et tout le cirque qui s’y rattache) offrait à Ancarani l’occasion idéale de prolonger le geste critique esquissé par son dernier film. Et c’est peu dire qu’entre un essaim de Hell’s Angels en Harley dorées, les franchissements de dunes en Hummer lancés comme des majorettes, les parties de FIFA en plein désert et les propriétaires de guépards domestiques, il n’y avait que l’embarras du choix. Le problème, hélas prévisible, c’est qu’à défaut de passion coupable mais sincère sur laquelle s’appuyer, comme c’était le cas du football pour San Siro, l’ironie prend d’emblée le pas sur tout le reste. Résultat, si amusante soit-elle au demeurant, l’enfilade de tableaux d’oisiveté finit par ne dessiner de ce royaume de bédouins richissimes qu’un portrait de monarques certes fainéants, mais pas antipathiques pour autant. Si bien qu’en regard de l’examen (auto)critique auquel s’employait en outre San Siro, The Challenge se complaît non seulement dans un second degré un peu facile, mais s’enivre par-dessus le marché de ses propres hardiesses plastiques. Même ce vol de faucon embedded, filmé à l’aide d’une caméra-cravate accrochée sur un volatile, ne parvient pas à doper le film d’un semblant d’inspiration. On ne fera pas à Ancarani le reproche d’une sophistication qui nous avait tant plu, et qui manque cruellement au petit monde du documentaire de création, mais il faut bien avouer qu’en regard de nos attentes, légitimes, The Challenge est une petite déception.
A.D.
Home Sweet Home
C’est tout droit venues de la dernière édition de Sundance qu’étaient issues la plupart des très belles découvertes faites à La Roche-sur-Yon. On avait tôt fait d’oublier son héraut, l’horrible The Birth of a Nation de Nate Parker, qui pastiche le titre du film de DW Griffith pour mettre en scène une révolte d’esclaves noirs dans l’Amérique du 19ème siècle. Face à ce monument d’académisme à la photographie scintillante d’artifice et aux sentiments emphatiques, des œuvres plus modestes montraient moins les muscles mais témoignaient de davantage de finesse. Trois films qui, chacun à leur manière, et dans des genres aussi différents que le film d’horreur, le mélodrame et la chronique minimaliste, filment des personnages qui se heurtent à la difficulté de construire un foyer.
Under the Shadow de Babak Anvari
C’est sur la fausse piste du film social sur la cause des femmes en Iran que s’engage Under the Shadow de Babak Anvari. Dans le bureau du recteur de l’université de médecine, une jeune femme plaide sa propre cause. Elle souhaiterait reprendre ses études dont son activisme politique durant la Révolution, vite étouffée par l’ayatollah Khomeyni, l’a écartée. Le personnage de Shideh, modèle de femme libre qui fustige la rigueur de la société patriarcale, fait face à des menaces bien réelles. L’impossibilité de travailler et les bombardements réguliers de l’Irak sur Téhéran la contraignent à son foyer. Mais bien vite, ces menaces vont devenir bien plus occultes et abstraites, faisant virer le réalisme social héritier de Kiarostami ou Panahi au film de peur claustrophobe.
À mesure que ses voisins fuient l’immeuble pour se mettre à l’abri hors de la ville, le monde de Shideh se rétrécit aux murs de son appartement et de la cave qui sert de refuge lors des bombardements. Tourné en vingt-deux jours dans un appartement en Jordanie, Under the Shadow transforme habilement la contrainte de son décor unique et de son modeste budget en occasion de faire progressivement disparaître le monde.
Babak Anvari qui a grandi en Iran à l’époque où se passe le film aime à répéter son admiration pour Steven Spielberg. On voit comment il a su emprunter à son maître une époustouflante science de l’espace. Lorsque Shideh sursaute en voyant son reflet dans le miroir, c’est la pure efficacité du découpage qui insinue l’idée d’une présence étrangère dans ce foyer. C’est cette même puissance du raccord qui dévoile soudain Dorsa (Avin Marshandi et son très troublant jeu de regards), la fille de Shideh, endormie à l’arrière de la voiture tandis que sa mère prend en stop l’enfant des voisins au mutisme inquiétant. Alors que l’immeuble n’est plus occupé que par des femmes, ce sont sans cesse des hommes surgis de nulle part, policier, militaires, qui ramènent Shideh aux quatre murs de son foyer. C’est alors à des grands films de siège comme ceux de George Romero ou John Carpenter que l’on songe tant la charge politique et féministe d’Under the Shadow est intelligemment menée.
Manchester by the Sea de Kenneth Lonergan
Autre forme de classicisme très finement maîtrisé pour un autre film de genre : Manchester by the Sea, mélodrame lacrymal, a très justement touché le public qui lui a offert son prix. Si le talent de Kenneth Lonergan se fait rare à la réalisation, c’est que deux expériences malheureuses l’ont échaudé dans sa collaboration avec les studios. Le remaniement par une dizaine de mains de son scénario de Mafia Blues fut la première. Le remontage par le studio de son film Margaret, donnant lieu à une longue bataille judiciaire, en fut une autre. C’est entre-temps au théâtre que le réalisateur travailla la finesse psychologique à laquelle Martin Scorsese fit appel pour donner plus de profondeur aux personnages de Gangs of New York. Casey Affleck donne sa voix mal posée à Lee Chandler, un homme à tout faire solitaire contraint de revenir dans sa petite ville d’origine suite au décès de son frère. Même si le récit s’ouvre sur un deuil, le pire est déjà survenu à Manchester-by-the-Sea, petite ville côtière sans histoires. Le tour de force de Lonergan est d’orchestrer merveilleusement la vie de la petite communauté de pêcheurs avec le drame qui a frappé quelques années auparavant. C’est par de subtils flash-backs qui font irruption comme des surgissements de souvenirs refoulés, que se dévoile la fêlure de cet homme. L’alternance entre les deux époques permet de doser le passage de la gravité tragique à l’humour sarcastique d’avant la catastrophe, d’aller et venir sans cesse entre le rêve réalisé vie d’une de famille paisible et le cauchemar de son absence. La drôlerie avec laquelle un mouvement de caméra dévoile la composition de la famille de Lee suffit à rendre poignante la perspective de son éclatement.
Certain Woman de Kelly Reichardt
Point de communauté unie dans le Montana filmé par Kelly Reichardt dans un 16mm dont le grain donne à lui seul à ressentir la rigueur du climat. Mais des femmes seules, incomprises, subissant les frustrations, déception et résignation. À l’image du train qui parcourt en diagonale le premier plan, le film se contente de traverser ces quatre vies minuscules. Laura Dern est une avocate harcelée par un client qui ne se résout pas au caractère indéfendable de son cas ; le personnage de Kristen Stewart s’est hissé de sa classe moyenne pour devenir avocate, mais s’épuise dans un travail à des centaines de kilomètres de chez elle, tandis que la merveilleuse Lily Gladstone joue une cow-girl solitaire et que Michelle Williams, active woman stressée se révèle une mère et épouse irritable. Cette dernière rend visite à un voisin pour lui racheter ses pierres de taille avec lesquelles elle aimerait bâtir l’un des murs de sa future maison. Le tas épars de blocs de granit qu’elle contemple à la fin du film résume à lui seul l’échec à construire un foyer pour ces quatre femmes qu’on ne verra que dans des lieux de passage : au bureau, en voiture, dans un diner ou dans une tente. Mais ces pierres qui restent à l’état de monticule au lieu de constituer un mur pourraient aussi servir de métaphore à la structure du film. Par petits blocs qui ne se joignent jamais tout à fait, les scènes se suivent et se répondent sans que jamais ne naisse de ces esquisses un motif général. C’est là la force du film, en même temps que son caractère résolument déceptif : se construire avec une infinie délicatesse comme autant de vues Lumière qui prennent le temps de contempler les poils de chien brossés sur une jupe, un cheval qui trotte dans un champ enneigé. Car c’est bien cette allure que prend ce film, qui restant opiniâtre à ne construire aucune intrigue, choisit le plus beau des trajets : celui qui ne va nulle part.
Adrien Denouette est l’auteur du paragraphe sur The Challenge de Yuri Ancarani.