Ce n’est pas avec un film inédit que s’ouvre la section « Forum » de la 68ème édition de la Berlinale mais par la projection de la version restaurée de 11 x 14, du cinéaste expérimental américain James Benning — un film qui avait déjà été présenté, il y a près de quarante ans, dans la même section du Festival. Si l’on saisit bien la volonté de souligner la jeunesse inaltérée d’une œuvre présentée comme radicale, en lui faisant introduire une section dédiée à des films moins accessibles, 11 x 14 est cependant trop rapidement rattrapé par son propre dispositif pour être conforme à cette réputation d’impertinence : le montage heurté, qui privilégie longs plans fixes et coupes franches pour juxtaposer des vues très hétérogènes, ne parvient jamais vraiment à mettre en tension les différents pans du récit qui nous est donné à voir. Demeurent des visions saisissantes, des compositions subtiles qui surnagent malgré tout au milieu de ce désordre un peu trop arbitraire pour être honnête.
Rêveries du promeneur solitaire
Nous avons tous fait cette expérience : lors d’un long trajet en métro ou en train, un livre à la main, nous sombrons dans un état transitoire où la concentration sur le texte se mêle alternativement à la fatigue et à la songerie ; le paysage qui défile nous tire par instants de notre lecture tout en venant exacerber le sentiment solipsiste d’en être l’unique spectateur. Après un prologue peu inspiré — composé de plans fixes sur des lieux vaguement déserts où déambulent des figures sans identité — débute une longue scène de plusieurs minutes, composée d’un unique plan-séquence, qui parvient à saisir cette expérience de voyage avec une belle netteté plastique. Nous sommes à l’avant d’un train de banlieue qui circule jusque dans le centre de New York. À contre-jour, on reconnaît la silhouette d’un jeune homme noir, plongé dans sa lecture. À l’arrière-plan, le paysage défile à travers une vitre latérale et un bout de la vitre frontale, à travers laquelle on distingue aussi les rails. Le long d’un trajet qui paraît interminable, un spectre architectural très hétéroclite se dessine peu à peu, composé de maisons de banlieue à l’aspect vétuste, de silhouettes d’usines et de gratte-ciels. Le visage du passager penche parfois en avant — on ne sait pas vraiment s’il approche son visage du livre qu’il est en train de lire ou bien s’il manque de tomber dans un état de somnolence. Puis il relève la tête, jette un coup d’œil à travers la vitre. L’environnement urbain, qui semblait au départ filmé de façon explicitement documentaire, devient alors une forme d’espace mental, comme s’il surgissait, à chaque virage remodelé, de l’esprit du jeune homme.
Surgissements
Le surgissement : c’est l’autre principe de mise en scène assez intéressant qui guide 11 x 14. Plus tard dans le film, un autre plan-séquence nous montre la cuisine d’un couple de retraités. La femme, dans la partie gauche du cadre, est en train de faire la vaisselle. A droite, le mari, assis à la table débarrassée. Au milieu, une porte qui ouvre sur un couloir. Rien ne se passe d’extraordinaire jusqu’à ce que, inopinément, un homme nu surgisse depuis la droite, dans le fond du couloir — on imagine qu’il s’agit du fils –, disparaisse dans la partie gauche, tout en laissant subsister une trace de sa présence : son ombre qui se projette sur le mur blanc du fond. Malheureusement, James Benning ne va pas jusqu’au bout de ses intuitions et hésite trop longtemps entre la construction d’un projet formel éventuellement hermétique, qui serait fait de fragments de visions et d’épiphanies pures, et la tentation d’adoucir cette radicalité éventuelle en ayant recours à certains principes du film choral — personnages récurrents, trajectoires croisées. Cette hésitation trop profonde pour faire naître un réel point de vue, associée à la lourdeur du commentaire sur le rêve américain et la société de consommation (on a désormais vu mille fois ces plans de panneaux publicitaires gigantesques plantés au milieu de nulle part, face auxquels les humains sont réduits à une taille lilliputienne), condamne le film à une oscillation forcée entre le régime du documentaire et celui de la fiction.