Le nouveau film de Jonás Trueba s’ouvre sur un écran noir ; autant dire qu’il n’y a d’emblée rien à voir mais tout à écouter (les notes du pianiste Chano Domíngez, comme arrachées à l’intimité du silence, à ces limbes donnant leur titre au morceau du jazzman andalou). Bientôt, des visages de spectateurs attentifs, filmés frontalement et en gros plan, apparaissent à l’écran et se détachent telle une succession de portraits observés patiemment, suffisamment longtemps pour que remontent à leur surface des émotions non feintes – leurs vrais visages, qui écoutent et s’illuminent. Or, c’est précisément cela qu’il y a d’abord à voir ici lorsque le temps semble s’arrêter : une épiphanie à portée de regard.
À l’inverse de la fresque composite Qui à part nous, Venez voir est un film ramassé (une heure et des brouettes) qui suit une ligne claire particulièrement ténue. Deux couples de trentenaires se retrouvent à un concert et projettent de se revoir. Depuis leur dernière rencontre, les amis se sont éloignés sans s’en apercevoir, des choix de vie ont été entérinés, la naissance d’un enfant est même annoncée. Pour rattraper le temps perdu, une invitation est dès lors lancée : « Vous devez venir nous voir. » Les premiers échanges donnent le ton : celui d’une intimité partagée qui va de pair avec le prosaïsme d’une parole faisant lien (entre les personnages, entre le passé et le présent). Trueba filme au plus près des deux couples ; sa caméra est discrètement assise à leur table et s’applique à les écouter, tout en actant déjà de menus désaccords. Le découpage spatial en champ-contrechamp redouble en ce sens une différence géographique : Elena (Itsaso Arana) et Dani (Vito Sanz) habitent toujours à Madrid quand Susana (Irene Escolar) et Guillermo (Francesco Carril) ont décidé au contraire de s’installer en banlieue, à la campagne. Leur invitation vise ainsi également à conforter un projet dont Elena et Dani doivent venir vérifier le bien-fondé (voir de leurs propres yeux) pour, pourquoi pas, s’en inspirer.
On pourrait croire ici que le cinéaste multiplie les lieux communs (l’ambiance jazzy, les dialogues convenus sur le temps qui file trop vite, la dichotomie parents vs. sans enfant, mais aussi citadins vs. provinciaux) et que ces trentenaires, même s’ils nous parlent, auront tôt fait de nous ennuyer. On aurait bien sûr tort : les clichés, Trueba en joue comme autant de points d’ancrage factuels ou sociologiques lui permettant de circonscrire son approche. Car l’essentiel est ailleurs, notamment dans sa façon de faire exister ses personnages déjà vus (« J’ai une impression de déjà-vu » dit d’ailleurs Dani au début du film, comme pour pointer sa propre appartenance à un stéréotype), en allongeant les scènes ou en s’attardant sur des détails que la plupart des cinéastes auraient volontiers omis, d’autant plus dans un récit aussi bref. À cet égard, pourquoi filmer dans le détail le retour d’Elena et Guillermo à leur domicile après les retrouvailles au concert ? Le couple déambule bras dessus, bras dessous tandis que la ville s’endort, jusqu’à ce que Dani, alerté par le bruit de la benne à ordures, accélère le pas pour sortir les poubelles de son immeuble. En apparence superflue, cette scène dit pourtant l’essentiel de la plus simple des manières : après avoir échangé, vient le moment de cheminer, de se frotter au réel et à sa trivialité. C’est que la parole, chez Trueba, n’est jamais une fin en soi, mais constitue plutôt une entrée en matière, une invitation à habiter un monde afin d’y voir plus clair (et par là de sortir des limbes, de chez soi). Si les personnages sont des sujets pensants (non parfois sans s’appesantir, quand il s’agit par exemple de convoquer de manière redondante et appuyée un ouvrage de Sloterdijk), la vie finit toujours par les rattraper au détour d’une rue pour les faire avancer. Le temps devient alors un élément concret, presque tangible. En la matière, Trueba n’a pas son pareil pour saisir cet état de présent indéfiniment étiré et donner l’impression que ses films s’inventent sur place avec eux.
Au vert
Venez voir est scindé en deux parties par le biais d’une ellipse temporelle et d’un voyage en train. Après les scènes madrilènes hivernales et nocturnes, viennent celles estivales et solaires. Comme pour le premier segment, un morceau de musique introduit le suivant, tandis que la fenêtre du train balaie le paysage : « Let’s Move To The Country » chante Bill Callahan. À la faveur d’un décentrement rural (Elena et Dani s’apprêtent à passer une journée dans la maison de Susana et Guillermo), le récit va lui aussi emprunter un chemin de traverse et se mettre en vacance. Attendre, visiter, converser, partager un repas entre amis ou une partie de ping-pong, se balader : le film revendique à sa manière, c’est-à-dire avec une simplicité et une sobriété désarmantes, un droit à la flânerie et à la décontraction, voire à la déception. On devrait se lasser de ces personnages s’adonnant à un quotidien sans grand relief, dépourvu de toute dramaturgie ; on s’extasie au contraire de les voir ainsi renouer et rayonner, remis à leur place de simples présences à l’échelle du jour et de la nuit, des saisons ou juste d’un après-midi à partager.
Ce cinéma de l’instant, fait de micro-événements alertement campés, d’évocations sensorielles issues de la communion entre nature voluptueuse et rêverie, parvient ici à battre sa pleine mesure. Un équilibre un peu magique, celui-là même qui faisait les plus beaux moments d’Eva en août, trouve sa plénitude dans un format idéalement court. L’écriture se doit d’autant plus d’être précise et documentée pour que le regard puisse s’égarer et se concentrer de la sorte dans le quotidien, prendre corps dans l’ordinaire, presque au sens religieux du terme. Tout comme les visages des premiers plans finissent par advenir à force d’être regardés, la dilation du temps opérée par le cinéaste permet à Eva (hier) et Elena (aujourd’hui) de parvenir à une forme de transcendance, voire d’évanescence. À l’instar de ces personnages féminins qui trouvent foi en elles en se hasardant dans la nature, le film crépite d’un feu intérieur et nous rapatrie vers cet état de disposition première faite d’émerveillement et de découverte. Il y a dans la mise en scène de Trueba, où se mêlent évidence et complexité, quelque chose qui atteint sans paraître un décloisonnement du réel et sa mise en mouvement.
En ce sens, les ultimes plans, ceux du tournage du film évoquant sur un mode plus bucolique la conclusion du Goût de la cerise d’Abbas Kiarostami (intervention à l’écran des techniciens et du cinéaste lui-même, images granuleuses, tremblé de la caméra, cuts incessants), ne constituent nullement une rupture. Ils pointent moins l’envers du décor que son absence. Trueba ne documente pas la fiction, il fictionnalise le documentaire. Il ne filme pas un paysage dans la nature (un décor), mais la nature qui ignore l’idée même de paysage. « Je ne sais pas où je suis » glisse Elena à Guillermo à la fin du film, avant de s’éclipser pour s’adonner librement au plus élémentaire des besoins – uriner. Tandis que son regard fait le plein d’images, attentif au moindre bruissement alentour, le chemin parcouru se lit soudain à l’échelle d’un visage (fermé au départ, ouvert à l’arrivée). Caressé par de hautes herbes, ce visage d’Elena dit la joie toute simple d’appartenir au monde vibrant qui l’entoure, d’être partout et nulle part, devant lui et en lui : le monde à lui seul.