À l’occasion de la rétrospective consacrée par le Festival La Rochelle Cinéma à Pier Paolo Pasolini et de la reprise de ses films restaurés en salle, nous avons rencontré Alice Letoulat, docteure en études cinématographiques dont les recherches portent sur les chemins de traverse empruntés par l’histoire des formes filmiques. Elle a publié en février dernier chez Hermann un ouvrage tiré de sa thèse, intitulé Archaïsme et impureté : Les écarts de Pasolini, Paradjanov et Oliveira. Elle y met au jour ce qui à la fois réunit et singularise ces trois cinéastes : une manière de se ressourcer dans les mythes et les formes du passé pour faire jaillir le renouveau.
Dans ton livre, tu interroges la place accordée ordinairement à Pasolini dans l’histoire du cinéma : celle d’un cinéaste de la modernité. Qu’est-ce qui, dans son œuvre, confirme selon toi cette hypothèse ou, à l’inverse, inscrit plutôt le cinéaste en marge de cette mouvance ?
C’est un moderne d’abord parce qu’il s’est revendiqué comme tel, avec ce fameux vers : « plus moderne que tous les modernes ». Il l’est aussi du fait de sa contribution à la littérature ; en France, on l’a d’abord connu comme un cinéaste, mais en Italie il est surtout célèbre comme écrivain. Son œuvre littéraire le place dans la modernité, ne serait-ce que pour son travail sur la langue – il a travaillé par exemple sur le parler local du Frioul, le frioulan ou l’argot de Rome. Il appartient plus généralement à une nouvelle orientation de la littérature, davantage tournée vers les sujets contemporains et sur une écriture qui elle-même tend à renouveler les formes classiques. Concernant le cinéma, sa modernité réside en premier lieu dans la singularité de son approche. Ses premiers films et son travail comme scénariste s’inscrivent dans l’héritage du néoréalisme italien sans en livrer une pâle copie ou une simple réactualisation. Il investit cet héritage pour mieux le dynamiter. C’est également perceptible dans ses choix formels, et sans doute lié au fait qu’il n’avait pas de formation de cinéaste à proprement parler : il est venu au cinéma sur le tard et un peu en amateur, du moins au début. D’un point de vue thématique et idéologique, enfin, la question de la morale et du sexe en particulier en fait un cinéaste clairement du côté de la subversion au-delà de la seule question de la modernité. Pourtant – et je ne suis pas la première à le dire –, c’est un cinéaste qu’il est difficile d’enfermer dans les carcans de la modernité. Certains de ses choix le situent plutôt dans une forme d’archaïsme – il a pu d’ailleurs être qualifié de réactionnaire ou de conservateur. Il a reçu une formation très classique, et fait référence à des œuvres fondamentales de la littérature occidentale – et même au-delà, puisqu’il a adapté les contes des Mille et Une Nuits –, de l’architecture, de la peinture. Il a choisi d’adapter des textes classiques, repris certaines formes traditionnelles comme la tragédie ; on sent dans ses choix formels, nourris par des références d’un autre temps, le poids de ses études d’histoire de l’art. C’est ce mélange-là, qu’il qualifiait de « magma », qui fait sa modernité tout en limitant son ancrage dans ce territoire de cinéma.
Cela rejoint une autre idée importante du livre : cette dimension d’impureté dans son œuvre, notamment par sa rupture avec une tradition critique valorisant la pureté de l’expression cinématographique à travers l’intégration de ce magma de matériaux littéraires, picturaux, anthropologiques, etc.
L’impureté est un marqueur qui peut être à la fois du côté de la modernité et du côté de l’archaïsme, mais ce qui est intéressant chez Pasolini c’est que ses références picturales ne sont pas nécessairement les plus courantes à son époque. Par exemple, dans le film-dans-le-film de La Ricotta, quand le cinéaste joué par Orson Welles reproduit des dépositions de croix dans des tableaux vivants, il s’agit de tableaux maniéristes, courant pictural qui, à l’époque, n’était pas pris très au sérieux par l’histoire de l’art. Dans le même film, on retrouve de manière plus discrète des références picturales antérieures : le Trecento italien, la peinture d’un Giotto ou d’un Fra Angelico, plus humble et dépouillée que la grandiloquence des tableaux maniéristes. Ce goût pour les références mal considérées s’exprime également dans ses choix musicaux ; en témoigne la bande son de L’Évangile selon saint Matthieu qui mélange du Bach, de la musique congolaise, des chants soviétiques, etc. À travers ces citations, jamais gratuites, il ne met pas seulement en scène L’Évangile mais plus largement les histoires de L’Évangile, sa réception religieuse ou idéologique à travers le temps. C’est un aspect qui se perd un petit peu quand on visionne ses films aujourd’hui puisque ces références culturelles sont désormais plus valorisées. Pasolini est sans doute moins subversif qu’il ne le fut de son vivant : je ne suis d’ailleurs pas certaine qu’il serait ravi d’apprendre qu’il est au programme de l’agrégation de lettres cette année.
Le passé dans le présent
Pour revenir à l’idée d’archaïsme que tu évoquais tout à l’heure et qui occupe une place importante dans ton ouvrage : c’est un terme auquel on associe souvent des connotations péjoratives – poussiéreux, réactionnaire. Peux-tu expliquer ce choix ?
Il est effectivement connoté négativement. Un archaïsme au sens premier, c’est-à-dire linguistique, désigne un terme qui n’est plus usité ; mais il n’existe comme archaïsme qu’à partir du moment où il est employé tout de même. Il s’agit donc d’un terme qui n’est plus employé, mais qui survit malgré tout à de rares occasions dans l’usage de la langue. Lorsqu’on associe archaïque et réactionnaire on a tort : le réactionnaire veut revenir en arrière, alors qu’un archaïsme c’est précisément quelque chose du passé qui perdure dans le présent. Le travail de Pasolini sur le frioulan, par exemple, relève avant tout d’une volonté de valoriser ce qui se trouve à la marge ; cela ne fait pas de lui un passéiste réactionnaire. Au contraire c’est ce qui le tire vers la modernité : faire droit à ce qui existe dans le présent comme dernière trace du passé.
En quoi cette notion élucide-t-elle quelque chose du geste pasolinien ?
La notion d’archaïsme permet de réfléchir par exemple à l’ensemble des mythes que Pasolini a régulièrement mis en avant dans son cinéma : ce sont des formes d’archaïsme en tant qu’archi-sujets qui continuent de structurer notre monde. Ils sont à la fois ce qui nous fonde et ce qui nous commande ; ce qui nous fonde dirige ce que nous faisons. Comme Paradjanov et Oliveira, Pasolini emploie des formes archaïques qui survivent au sein du contemporain. Chez lui, la frontalité constitue par exemple un geste singulier : elle apparaît très peu dans le cinéma classique et, dans le cinéma moderne, chez quelqu’un comme Godard, elle est convoquée de manière critique – le regard caméra et l’adresse au spectateur de Belmondo dans À bout de souffle. Elle rappelle alors le caractère fabriqué ou artificiel de la fiction cinématographique. Chez Pasolini, elle n’a pas du tout cette fonction-là : les regards caméra ont une fonction quasi-documentaire et procèdent d’une mise en tableau – c’est une manière de « tirer le portrait » de gens qu’on ne voit jamais, des visages pauvres, anonymes, prolétaires. Cette iconisation est l’un des traits formels les plus caractéristiques de son cinéma : on reconnaît un film de Pasolini à ces gros plans patients sur des visages qui regardent la caméra. Cela a donné lieu à de belles pages chez Didi-Huberman : donner figure aux figures, leur laisser le temps de faire trace sur la pellicule et dans le film.
Théorème (1968)
On le perçoit notamment dans Théorème (1968) avec les champs-contrechamps entre Emilia (Laura Betti) et la foule des anonymes qui vient admirer la sainte qu’elle est devenue. Il n’y a pas de hiérarchie entre les gros plans de l’actrice professionnelle et ceux de la vieille dame qui va l’accompagner à la fin.
Cette vieille dame, c’est la mère de Pasolini, qui joue aussi la mère de Jésus dans L’Évangile selon saint Matthieu ! Ce qui m’avait plu, quand j’ai découvert Mamma Roma, Accattone et L’Évangile à seize ans, c’était ce souffle proche de l’épique couplé à une grande empathie envers des personnages populaires qui n’ont l’air de rien. Ces gens-là aussi ont droit à l’art, semble nous dire le cinéaste.
N’y a‑t-il pas malgré tout une forme de nostalgie face à la disparition des rituels d’autrefois, dont témoigne le parcours de Médée (Maria Callas) dans le film éponyme, longuement analysé dans ton livre ?
Sans doute, mais Pasolini a conscience que son goût pour le passé, sa nostalgie, sont construits et artificiels. Ils ne sont pas du tout arc-boutés sur l’idée que la société contemporaine serait pourrie, que c’était mieux avant : il a conscience qu’il est nostalgique d’un temps passé qu’il n’a pas connu et qui n’a sûrement jamais existé. Sa nostalgie ne vaut que comme principe, elle lui sert de point de départ pour faire des films et de la poésie. Cela ne s’est jamais traduit dans ses choix politiques personnels. C’est quelqu’un qui voulait aimer le temps présent : il voulait agir politiquement. Mais en même temps, il a passé sa vie à être de gauche à une période où la gauche n’a pas forcément été fidèle à ses propres idées. Il avait une conscience acérée de ce que signifiaient les choix politiques qui étaient en train de s’opérer. Il pressentait que, sous couvert de nouvelles libertés, le libéralisme des mœurs allait s’accompagner d’un libéralisme économique et d’une montée de l’extrême droite.
Dans le livre, on retient l’idée d’une inquiétude de l’uniformisation des mœurs dont témoigne le parcours de Médée, de la manière dont un mode de vie bourgeois conduit à une perte des particularismes régionaux, des rites et des pratiques ancestraux.
Oui, la société de consommation qui émerge à l’époque tend à uniformiser les pratiques et à transformer en archaïsme ce qui ne l’était pas : Pasolini a été le contemporain de cette transformation. D’où le malentendu autour de certains de ses textes, comme celui sur les CRS de mai 68 – aujourd’hui récupéré par la droite – où il dit qu’il est davantage du côté des CRS que de la jeunesse parce qu’il rejette ce qui lui apparaît comme les revendications d’une jeunesse bourgeoise. Mai 68 lui est apparu comme une révolution bourgeoise qui s’est faite au détriment de la révolution prolétaire. Cela ne veut pas dire qu’il soutient sans réserve la violence des CRS. Sa position contre l’avortement est également très contestable mais s’explique (en partie du moins) par sa volonté de défendre un autre moyen de contrôle des naissances, à savoir la contraception. Mais à mon avis ses textes polémiques étaient avant tout pensés pour contribuer à un débat d’idées, pas à un débat d’actions à proprement parler.
Récits collectifs, récits fondateurs
En revoyant ses films aujourd’hui, on a le sentiment que plusieurs forces contradictoires s’y opposent : l’ampleur des récits mythiques de l’ordre de la richesse de la narration, leur interruption par de longs interludes descriptifs qui dilatent le récit, et un montage très rapide, heurté, avec beaucoup de plans. À la fois il y a une gourmandise du récit et en même temps, on l’interrompt pour enregistrer des fragments quasi-documentaires ; et, même dans ces fragments, le montage détruit l’intégrité de la séquence dans son temps long et ajoute des éléments extradiégétiques comme la musique dont nous parlions tout à l’heure
Sur le rapport au récit, il y a très archaïquement chez Pasolini un goût de la narration, mais pas forcément du contenu du récit lui-même qui peut être assez interchangeable. Ce que les récits qu’il choisit de mettre en scène – Œdipe, Médée, Les Mille et Une Nuits – ont en commun, c’est d’avoir essaimé, d’avoir fondé des sociétés et de faire communauté dans le présent quand ils sont à nouveau racontés. On sent particulièrement ce goût de la narration pour elle-même dans La Trilogie de la vie, où il choisit trois textes qui ont pour particularité d’être des récits enchâssés : le récit principal sert de prétexte au déploiement de cent micro-récits. Ce sont des films sur le plaisir de raconter. On retrouve la même chose dans le récit de Chiron au début de Médée : peu importe ce qu’il explique, ce qui compte, c’est de montrer Jason enfant dans une situation d’écoute. Son grand tort sera d’oublier ce que ces récits avaient à lui apprendre, c’est-à-dire moins leur contenu que le fait de nouer une communauté et de fonder ses actions autour d’eux. Le récit est collectif et fondateur ; il vaut en lui-même plutôt que pour ce qu’il raconte. Il n’y a d’ailleurs pas forcément d’acmé narrative dans les films de Pasolini : il ne met pas particulièrement l’accent par exemple sur la crucifixion de Jésus dans L’Évangile selon saint Matthieu. Il insère les événements qui font avancer l’action dans un continuum, dans une durée. On le remarque dans la manière dont il donne à voir le rituel de Colchide au début de Médée : il dilate le récit en ne mettant jamais l’accent sur un point précis de l’action, tout en contractant en seize minutes la durée d’un rituel qui dure en réalité plusieurs heures.
Médée (1969)
Il y a une analyse assez puissante dans ton livre : celle de la fin de Théorème avec ce personnage d’Emilia qui choisit de s’enterrer dans ce décor d’immeubles modernes pour faire jaillir une source. J’avais l’impression en te lisant que ce geste du personnage disait quelque chose du geste pasolinien de faire rejaillir l’archaïque au cœur du contemporain.
Oui, on resème les graines d’un archaïsme qui vont permettre une régénération. C’est son credo ; que certains aspects du passé pourront permettre de faire jaillir un véritable renouveau. Sa méthode de travail en rend compte : Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970) est un témoignage très intéressant de la manière dont il procède. C’est un film qui n’existe pas, qu’il n’a jamais pu tourner ; il ne reste que le film d’un film à faire, dont le tournage n’a pas eu lieu. C’est le brouillon d’un film tiré de L’Orestie d’Eschyle. Pasolini cherche la manière dont il va bien pouvoir « adapter » ce texte : il a l’idée de déplacer géographiquement et temporellement le texte de la Grèce antique à l’Afrique postcoloniale et confronte ses idées non seulement à des gens – des étudiant africains, notamment, qui d’ailleurs ne sont pas du tout d’accord avec lui ! –, mais aussi à des formes, à des images qu’il tourne sur place. Comment tel événement décrit dans le texte grec peut-il faire image dans un film du XXe siècle se déroulant dans un pays d’Afrique à la fin des années 1960 ? Il assiste à des événements qui ont un sens précis pour leurs protagonistes – par exemple un mariage – et se demande comment les plans qu’il a tournés peuvent faire image pour un autre événement, décrit dans la pièce d’Eschyle. Cette question de la transposition, autant d’un point de vue géographique qu’historique et formel, est assez symptomatique de ses pratiques : il s’agit d’un texte dont il cherche à identifier l’actualité. Cela se manifeste aussi par ce casting auquel on assiste en direct, avec un montage de gros plans sur des visages dont on ne sait pas grand-chose, saisis avec des caméras légères très récentes, et le commentaire off de Pasolini qui se demande si telle personne ne pourrait pas jouer Oreste ou tel personnage du mythe.
Tu conclus ton ouvrage en citant une image emblématique : celle de la fin d’Œdipe Roi (1967).
Je trouve que c’est l’une des images qui permet le mieux de résumer le trajet de Pasolini, à l’échelle de sa filmographie et de l’histoire du cinéma : il est celui qui n’a jamais été de son temps et qui, dans le même temps, a porté le regard le plus juste sur son époque. À la fin du film, Œdipe est adulte, il a l’âge de Pasolini et erre les yeux crevés dans les rues des années 1960 à Bologne. L’image de l’aveugle qui voit mieux que les autres, celle de l’artiste maudit par excellence, renvoie naturellement à Pasolini lui-même. Il est le contemporain d’un monde qu’il ne peut voir qu’en images, images qu’il crée lui-même à défaut de pouvoir regarder ce monde en face.