Dès le début de Home Invasion, Graeme Arnfield présente les caméras d’interphones (doorbell cameras) comme les objets les plus représentatifs de nos sociétés sous surveillance. Pour disserter sur l’inquiétante multiplication de ces judas connectés, le cinéaste a conçu un dispositif sur-mesure : un cadre circulaire en forme d’œilleton au milieu duquel une myriade d’intertitres viennent s’inscrire sur les images d’interphone en question (livraisons de colis, interactions badines, tentatives d’effraction, passages d’animaux curieux, etc.). Comme ses précédents essais vidéo, parmi lesquels l’excellent Sitting in Darkness, Home Invasion s’inscrit à l’intersection du mashup, du documentaire et de la recherche-création. En articulant montage et analyse d’images, l’enjeu principal de ce type de films est bien souvent de proposer une réflexion dont la rigueur ne doit, idéalement, pas nuire à la dimension cinématographique de l’essai. Particulièrement touffu, Home Invasion trouve à cet égard un bon équilibre entre la densité de son développement analytique et la sobriété de son parti pris, qu’il tient tout du long. C’est presque un exploit : sans voix-off et à l’intérieur du cadre très étroit épousant les contours voyeuristes des doorbell cameras, Arnfield livre une étude foisonnante, en cinq parties, qui examine la place qu’occupent aujourd’hui ces technologies ubiquitaires, avant d’en dresser la généalogie historique, culturelle et technique, du cinéma jusqu’à l’invention de la sonnette.
Quand bien même il se déroule tout entier à l’intérieur d’un petit trou, la plus grande réussite du film tient à l’ouverture dont il fait preuve sur le plan théorique autant que sur celui des images convoquées. La troisième partie se consacre ainsi aux liens reliant les doorbell cameras à l’histoire du film de home invasion. Inauguré par David Wark Griffith avec La Villa solitaire en 1909, le genre se fonde sur la relation conflictuelle entre intérieur et extérieur, en ayant notamment recours au montage alterné, dont les caméras d’interphones seraient quelque part les descendantes. En un enchaînement cauchemardesque et virtuose traversant l’histoire du cinéma d’effraction (de Chiens de paille à Panic Room, en passant par Scream ou Maman j’ai raté l’avion), Arnfield met en lumière la récurrence troublante de cet effroi lié à la pénétration du foyer. Le rôle ambivalent joué par les technologies de télécommunication y est aussi souligné, la découverte d’un câble téléphonique sectionné actant par exemple la séparation de l’intérieur avec l’extérieur (plus d’appel possible) en même temps que l’imminence de leur collision (l’invasion peut commencer).
Donnant paradoxalement l’impression de déverrouiller à chaque fois de nouvelles portes, la moindre piste débouche ainsi sur des analyses imbriquées les unes à l’intérieur des autres. Pour répondre à une question décisive posée à plusieurs reprises dans les intertitres – que faire de ces machines qui ne travaillent pas pour nous ? –, la quatrième partie prend en ce sens d’abord la forme d’un détour. Arnfield y raconte l’histoire des luddites, mouvement de révolte ouvrière anti-machine né au début du XIXe siècle en Angleterre. En multipliant des images fixes (croquis, gravures, illustrations), qui rendent le développement beaucoup plus laborieux (d’autant que la bande-son, constituée de bruits d’effractions et de sonnettes stridentes, défie notre capacité à supporter une série d’agressions sonores), le cinéaste semble d’abord nous perdre un peu, jusqu’à ce que ce long passage trouve sa justification au moment d’évoquer l’invasion d’une usine par les révoltés luddites. Avant de subir une violente répression, ces derniers sont allés jusqu’à recourir à l’intrusion armée – au home invasion version lutte ouvrière – pour résister à l’essor de l’automatisation et à la prolifération des machines industrielles. Car la hantise de l’intrusion relève aussi, souterrainement, d’un statu quo politique : celui qui nous encourage à regarder à travers la porte sans avoir à l’ouvrir, à s’aliéner le monde loin du tumulte.