La famille au cœur de 20 000 espèces d’abeilles s’avère d’emblée dysfonctionnelle. Non seulement chacun de ses cinq membres apparaît séparément à l’écran, mais les faire tenir dans le même plan (en l’occurrence à l’intérieur d’une voiture, le jour d’un départ en vacances) se révélera être une mission impossible. Le père n’a pas prévenu ses enfants qu’il ne partira pas avec eux dans le Pays basque espagnol : si la chose attriste son fils Eneko, sa sœur, une petite fille aux cheveux longs, a l’air de s’en moquer. Ce qui l’ennuie, c’est plutôt que l’on continue à l’appeler par son surnom, Coco, et non par son vrai nom, Aitor. Plus tard, à l’occasion d’une fête de village, elle choisit pourtant ce sobriquet au moment de se présenter aux enfants de son âge, avant de s’isoler des festivités pour, dos à la caméra, uriner debout. Car Aitor est en réalité un prénom de garçon : le premier geste politique du film tient à sa manière de montrer d’abord son personnage comme n’importe quelle petite fille mal dans sa peau.
La route semble dès lors tracée : il sera question de filmer comment l’enfant appréhende sa propre transition, et surtout son acceptation par celles et ceux qui l’entourent. Estibaliz Urresola Solaguren, dont c’est le premier film, évite toutefois de façon sensible les différents pièges du « film à sujet ». Suivie par une caméra qui reste à sa hauteur (le procédé semble désormais devenu une obligation pour tout film qui ambitionne de se focaliser sur un ou des enfants), ce qui contraint les adultes à se baisser pour entrer dans le cadre et lui parler, la petite fille ne comprend pas bien ce qui lui arrive et se croit seule au monde dans sa situation – d’autant plus que la scénariste et réalisatrice fait le choix de délester tous les dialogues du vocabulaire de la transition, comme si les personnages ne le connaissaient pas. Dans les hauteurs du Pays basque espagnol, on ne trouve en effet nulle trace d’une quelconque communauté LGBTQIA+, même si une sororité discrète se met peu à peu en place pour permettre à la petite fille de se découvrir. Ni Aitor, ni Coco, elle s’appellera finalement Lucía – d’ailleurs, le générique de fin ne mentionne pas les deux premiers patronymes utilisés dans le film.
Ce qui permet au récit d’échapper à l’écueil du programme, c’est avant tout la présence de Sofía Otero, dont l’air mélancolique rappelle celui d’Ana Torrent dans les années 1970. Mais la médaille a son revers : le film paraît ramer dès qu’il s’éloigne de sa jeune interprète, entre sous-intrigues sur les sculptures du grand-père mort et élucubrations sur les abeilles dont s’occupe une tante de la famille, en guise de miroir un peu grossier de la communauté dépeinte (unetelle est la reine, les autres des ouvrières, etc.). Difficile, devant ces scènes filmées au-delà de la barre des 1m20 de Lucía, d’être convaincu par la banale chronique familiale qui s’y déploie, filmée caméra à l’épaule en adoptant une vague distance pudique. Le film émeut seulement en présence de l’enfant, à l’exception d’une scène tardive où le reste des personnages part à sa recherche. Le long d’une rivière, la peur de la mort les hante alors qu’ils crient « Aitor ! », soit le « deadname » de la petite fille trans. Le film en fait la démonstration : c’est bien un « nom mort » qu’ils appellent, et il faudra qu’Eneko, puis sa mère, osent crier « Lucía ! » pour que la petite fille réapparaisse en vie. Tandis que le soleil se couche à l’horizon, elle fait alors le tour des ruches, une par une : « enchanté, les abeilles, je m’appelle Lucía ». Un bourdonnement de circonstance lui répond ; les abeilles ne semblent avoir rien à redire à son identité.