Du 21 au 26 novembre, le Forum des images s’est mis à l’heure québécoise avec Cinéma du Québec à Paris. L’accueil de cette manifestation, parrainée depuis ses débuts par la comédienne et réalisatrice Carole Laure, relève aujourd’hui d’un double enjeu : donner une visibilité au cinéma québécois dans sa diversité et offrir aux films récents un éclairage utile dans leur recherche de distributeurs sur le territoire français.
La délicatesse du patchwork
L’événement est soutenu haut et fort par la SODEC (Société de Développement des Entreprises culturelles, le CNC québécois) et son énergique Présidente, Monique Simard, qui accompagne avec passion ce projet, certes discret dans le paysage festivalier français, mais persistant depuis dix-huit ans. Vitrine de cette institution, Cinéma du Québec à Paris ne valorise plus seulement les films produits par la SODEC aujourd’hui, mais dévoile aussi des films créés grâce à d’autres circuits. Ainsi la programmation élaborée par la Française Catherine Bizern porte l’ambition de synthétiser en une dizaine de films la variété d’une production annuelle, dans un panorama où la compétition n’est pas de mise. La démarche est intéressante et crée une énergie particulière autour de ce festival, où l’on sent une solidarité rare entre les réalisateurs sélectionnés, comme une complicité certaine entre les publics (beaucoup de Québécois expatriés et de Français québécois de cœur). Qui dit variété, dit aussi hétérogénéité : fictions, documentaires, comédies, drames, films populaires et films d’auteurs, jeunes réalisateurs et cinéastes confirmés se côtoient pour résumer en six jours une année de cinéma. Pour 2014, l’effet produit par cet assemblage est surprenant. Côté fiction, on retient des découvertes intéressantes (La Petite Reine, Félix et Meira, Tu dors Nicole, Love Project), auxquelles se mêlent des films anecdotiques (Le Gang des hors-la-loi, Rhymes of Young Ghouls), des propositions généreuses mais fragiles (Qu’est-ce qu’on fait ici ?; 1987) et des déceptions inattendues (Le Règne de la beauté). Les documentaires tirent leur épingle du jeu, qu’il s’agisse de l’instructif Québékoisie, de l’émouvant Appel à l’anxiété générale ou du conceptuel Miron, un homme revenu dans dehors du monde.
Dans l’ombre de Xavier Dolan…
Le jeune réalisateur québécois a beaucoup attiré l’attention cette année, avec les sorties rapprochées de Tom à la ferme et de Mommy. Ce dernier film a fait l’objet d’un plan de communication massif et efficace, la presse s’est bousculée pour interviewer le jeune prodige, faisant de son emploi du temps un vrai casse-tête pour son attaché de presse. À la sortie de Laurence Anyways, Xavier Dolan était plus qu’abordable, aujourd’hui le jeune cinéaste n’a plus une minute à lui. Pendant les six jours de Cinéma du Québec à Paris, son nom était sur toutes les lèvres. Qu’on l’appelle simplement Xavier, affectueusement « notre petit Xavier », ou avec emphase « Dolane », personne ne peut s’empêcher de convoquer celui par qui le cinéma québécois parvient aujourd’hui à rayonner à travers le monde. La fierté nationale aurait même fait exploser le serveur de réservation du Forum des images lors de sa récente masterclass : « il a ainsi réalisé ce que même Coppola n’était pas parvenu à faire ! », plaisante Laurence Herszberg, directrice générale du Forum, lors de la cérémonie d’ouverture. Si tout le monde ici répète que Xavier Dolan est une bénédiction pour le Québec, son ombre éclipse aussi ses pairs. Pourtant, Cinéma du Québec à Paris vient bien rappeler qu’il n’y a pas que Dolan dans la vie, ou plutôt dans le paysage du cinéma québécois. L’hurluberlu préféré de la Belle Province tournera bientôt avec Jessica Chastain et sera peut-être absorbé par le système hollywoodien et le monde anglophone, comme un Jean-Marc Vallée (Dallas Buyers Club, Wild) ou un Denis Villeneuve (Prisoners, Enemy, deux projets en cours aux États-Unis). Alors, au-delà de quelques destins exceptionnels (aux trajectoires discutables), il faut bien la faire vivre, cette cinématographie québécoise, développée (littéralement) contre vents et marées, dans un territoire immense peuplé d’à peine huit millions de spectateurs potentiels. D’autres noms, d’autres voies, d’autres styles méritent tout autant d’attention dans cet espace culturel encore trop méconnu. Il est bon, ne serait-ce que l’espace de quelques jours au moins, de le rappeler.
Corps impatients
De cette 18e édition de Cinéma du Québec à Paris, on retient quelques propositions fortes. La Petite Reine mériterait clairement une sortie en salles. Le troisième film d’Alexis Durand-Brault (jamais distribué en France) s’inspire très librement de la déchéance de la cycliste Geneviève Jeanson, prise dans la spirale infernale du dopage et de la pression médiatique en 2006. Dans cette fiction entre thriller et drame, Julie (Laurence Leboeuf, à suivre) est leader d’une équipe cycliste en lice pour la Coupe du monde. Entraîneur, parents, médecin, co-équipères comptent sur elle pour gagner, coûte que coûte. Le film s’ouvre sur une scène d’un réalisme haletant, où Julie doit en quelques minutes faire disparaître les effets du dopage pour un contrôle inopiné. Perfusion aux bras, poche à la main, la jeune femme paniquée est pressée par son entraîneur, qui la coache dans cette urgence comme sur les routes. La caméra virevolte, presque au rythme du cœur de la cycliste, en flux tendu. Bien que l’on connaisse par avance l’enchaînement des événements (les souvenirs d’Armstrong ou Virenque sont forcément convoqués), Alexis Durand-Brault impose un suspense qui ne fléchira jamais, par des effets de gradation subtils et une exploration minutieuse des contradictions de ses personnages. La Petite Reine décrit l’aliénation de l’esprit par la manipulation du corps, rendue d’autant plus forte que le film interroge le bouleversement d’un corps de femme, soumis à un entraînement intensif et à des traitements médicaux imposés par des hommes (entraîneur, médecin, père.…). Les forces ambivalentes du féminin intéressaient déjà Alexis Durand-Brault dans ses précédents films, mais la problématique prend une ampleur nouvelle par cette immersion dans la compétition sportive, où la performance se fait souffrance et la souffrance addiction. Récit sur l’efficacité du mensonge et des jeux de domination, La Petite Reine brille par son absence de manichéisme, en particulier dans la peinture des relations ambiguës de Julie avec son coach, sauveur et tortionnaire, adoré et détesté. Une passion pure…
Sacré Meilleur long-métrage canadien au Festival de Toronto, Félix et Meira raconte quant à lui l’histoire d’amour d’une femme mariée, juive hassidique (Hadas Yaron, bouleversante), et d’un déclassé de la grande bourgeoisie, un peu bohème (Martin Dubreuil, très juste dans sa maladresse et sa douceur). Avec une mise en scène subtile et pudique, Maxime Giroux procède par touches progressives pour rapprocher et déchirer ses personnages, aux prises entre leur élan amoureux, leurs valeurs et la fidélité à une communauté. Très bien documenté, le film évite pourtant l’écueil du didactisme pour décortiquer les étapes d’une passion interdite. Dans Demain (2009) et Jo pour Jonathan (2010), tous deux inédits en France, le jeune réalisateur faisait preuve d’une grande finesse dans l’exploration de la banlieue québécoise. Dévoilant une autre marge à travers le personnage de Meira, il confirme la précision de son propos et l’acuité de son regard. Félix et Meira bénéficie d’une sortie française le 4 février 2015, une date à retenir. Comme celle du 1er avril, pour la sortie de Tu dors Nicole de Stéphane Lafleur, déjà présenté à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier.
L’inclassable Love Project de Carole Laure reste un temps fort du festival. Entre backstage movie, comédie et thriller, son quatrième film s’affiche comme un essai baroque, autour d’une ribambelle de personnages caractériels et parfois loufoques, en pleine quête identitaire. Carole Laure prend des risques avec ce film à la trajectoire sinueuse et poétique, portée par les élans amoureux et les états d’âme de ses héros trentenaires, troupe d’artistes en pleine création. Les mouvements des corps, vibrants et bondissants, répondent aux mouvements des esprits, perdus entre ville et campagne. La quête identitaire et la mise à l’épreuve du corps se retrouvent aussi dans le documentaire Québékoisie de Olivier Higgins et Mélanie Carrier, où le couple parcourt le Québec à vélo pour enquêter sur les communautés autochtones et sur les origines de leur nation. Le film invite à repenser l’histoire culturelle et sociale d’un territoire qu’on a encore souvent tendance à faire commencer avec la « découverte » du Canada par Jacques Cartier. Les pérégrinations lentes des deux cyclistes construisent un voyage réflexif, au fil des rencontres et des recueils de témoignages. La forme est certes éprouvée, mais le propos, précis et ouvert, s’offre comme une invitation à repenser l’identité québécoise actuelle sous l’angle d’un métissage trop souvent occulté. Un film simple, humble, intelligent.
Le festival s’est achevé sur une touche décevante avec le fragile Règne de la beauté, où l’on peine à reconnaître le ton sarcastique et le style débridé, caractéristiques de Denys Arcand. En fin de parcours, le film souffre de la comparaison avec une réalisation ancienne d’Arcand, projeté en avant-programme : le débridé Jésus de Montréal (1987), désopilant et malgré tout profond. En dépit de quelques moments de grâce, Le Règne de la beauté peine à convaincre, avec son histoire d’adultère et de dépression dans la bulle de verre d’une maison d’architecte, partagé entre la froideur des montagnes, le cocon de Québec et l’anonymat de Toronto. En épouse déprimée, Mélanie Thierry tire un peu son épingle du jeu… À ce jour, le film n’a pas de distributeur français.
Et maintenant, on va où ?
Seuls Félix et Meira et Tu dors Nicole ont déjà une date de sortie. Pour les autres, nul ne sait encore si les rencontres professionnelles organisées pendant le festival porteront leurs fruits. Les lois de la diffusion sont impénétrables… Ici, il se murmure que depuis le résultat décevant de Gabrielle (Louise Archambault, 2013) dans les salles françaises, les distributeurs y regardent à deux fois avant de s’engager sur un film québécois. Certains réalisateurs programmés cette année croient en la possibilité d’atteindre le public français, quand d’autres avouent ne plus espérer. Pour Alexis Durand-Brault, la partie est perdue d’avance : il vient présenter son film avec plaisir, convaincu de la force de son sujet, mais avoue ne pas croire aux miracles de la francophonie. La France aurait déjà bien trop de films à distribuer pour se soucier vraiment du cinéma québécois. Il est vrai que rares sont les œuvres québécoises à trouver leur chemin jusqu’aux écrans français, même si la moyenne est en hausse, et ce d’abord du fait d’une augmentation croissante de la production québécoise ces dernières années. La réussite commerciale de Starbuck (Ken Scott, 2012), les succès d’estime de Monsieur Lazhar (Philippe Falardeau, 2012) ou Sarah préfère la course (Chloé Robichaud, 2014), la folie Dolan (conspué après Laurence Anyways, adulé avec Mommy…) ne sont que des brèches dans lesquelles il n’est pas évident de s’engouffrer. Aujourd’hui, le cinéma québécois propose le meilleur et le pire (comme tant d’autres cinématographies) et il est heureux que Cinéma du Québec à Paris donne l’occasion de découvrir avec un regard neuf des films détachés de la machine médiatique et promotionnelle. C’est évidemment le jeu de tout festival, mais il prend ici une valeur particulière quand on sait que certaines découvertes proposées pendant cette semaine québécoise demeureront uniques sur notre territoire. Dans bien des cas, on ne pourra dire que « Je me souviens »…