Le cinéma de James Gray est peuplé de voyages immobiles, de personnages qui tournent en rond ou dont les trajets s’arrêtent subitement, interrompus par le drame : la mort, la maladie, l’amour impossible ou perdu. Prisonniers à jamais d’une ville, d’un quartier régi par ses propres règles, les héros de ses films se heurtent aux frontières imaginaires d’un espace circonscrit à ce que la seule loi qui vaille, celle de la famille, leur impose. En ce sens, The Lost City of Z, son premier film en trois ans (et seulement le sixième d’une filmographie qui a débuté en 1994) marque un bouleversement profond dans l’œuvre du cinéaste, et pas seulement parce qu’il met en scène la quête d’un explorateur anglais pour une cité perdue au fond de l’Amazonie. Tout à coup, le cinéma de Gray prend une toute autre ampleur, des couleurs inédites, une approche et une vision nouvelles de ses obsessions. S’il a souvent ému par le passé, bouleversé par endroits, le réalisateur s’est toujours tenu à l’écart des débordements d’émotion que les scénarios de ses films contenaient potentiellement. Les larmes versées devant The Yards, La nuit nous appartient ou Two Lovers venaient même précisément de cette résistance, de la beauté désespérément tragique de ces destinées réduites à peau de chagrin, si modestes et si amples en même temps.
Fable méta
Le lyrisme pointilliste de Gray trouve, dans le récit (inspiré de faits réels) des expéditions du Britannique Percy Fawcett au fin fond de la forêt amazonienne, dans le premier tiers du 20e siècle, de nouveaux territoires d’expression, littéralement. Envoyé par la Royal Geographic Society en Bolivie un peu malgré lui, pour y cartographier des régions jusque là inexplorées, Fawcett accepte la mission avant tout pour laver son nom, sali par un père dont on ne saura pas grand-chose. De cette piste de départ familière dans son univers, James Gray se détourne très rapidement (du moins, au début, en apparence) : l’obsession de Fawcett pour sa mission trouvera sa source à l’issue de son premier voyage, une virée en enfer qui lui permettra néanmoins de mettre la main sur des traces inédites de civilisation très ancienne qui laisse entrevoir la possible existence d’une cité perdue. Dès lors, le jeune explorateur n’aura de cesse de convaincre la communauté scientifique du bien fondé de sa quête et tentera par tous les moyens de retourner au fin fond de la jungle pour atteindre, enfin, la fameuse cité perdue de Z…
The Lost City of Z avance masqué, comme le loup dans la bergerie. Sous ses beaux atours de récit d’aventures (sur ce point, Gray s’acquitte à merveille de son cahier des charges, la splendeur plastique de sa mise en scène trouvant une forme de plénitude dans les contraintes de son récit), le film est surtout le récit d’un désir empêché, d’un fantasme dont l’assouvissement est sans cesse reporté, contrarié par une communauté scientifique sceptique et incompétente, repliée sur son ignorance et ses certitudes. Quand ce ne sont pas les vicissitudes de l’Histoire (en l’occurrence, la Première Guerre mondiale) qui renvoient les rêves de grandeur de Fawcett aux calendes grecques… La métaphore est évidente : la quête obsessionnelle de Fawcett n’est autre que celle de Gray pour le film parfait, chaque tentative de départ faisant écho à l’éprouvant parcours du combattant enduré par le cinéaste pour monter ses films, chaque voyage peuplé de dangers renvoyant à l’épreuve du tournage – on peut même si on le souhaite s’amuser à voir, dans le personnage d’un pseudo-explorateur tenant absolument à accompagner Fawcett dans son second périple, une métaphore du collaborateur déphasé qui n’a de cesse de compromettre le projet, de le faire dévier de sa route, de dévoyer son intégrité.
Histoires de transmissions
Mais cette lecture méta du film n’en est pas pour autant le cœur : Gray se projette dans cette histoire de tentatives avortées, de rêve inachevé parce qu’elle évoque son propre rapport à son art, mais aussi et surtout parce qu’elle ouvre la voie vers une transformation progressive de son geste cinématographique. Il ne s’agit plus ici de filmer les cercles que forment ses personnages à force de tourner en rond dans leur environnement comme des lions en cage ; cette fois, Gray met en scène des trajectoires sans cesse tendues vers une destination inconnue, un point précis qui pourrait bien ne pas exister, mais qui pousse ses personnages à aller perpétuellement de l’avant, certes en prenant des détours, en faisant des haltes, en faisant demi-tour, de gré ou de force – mais la pulsion, elle, est constamment la même : il faut aller plus loin, plus profond dans la jungle, quitte à perdre des compagnons de route en chemin, quitte peut-être même à mourir. Quitte, aussi, à laisser loin derrière une épouse brillante condamnée d’abord par son époque, ensuite par son mari lui-même (la trahison, autre motif récurrent de l’œuvre du cinéaste, vient ici plus que jamais de l’intérieur, et son apparente douceur ne la rend que plus amère). Quitte, enfin, à pousser un fils aîné avide de reconnaissance dans le même sillon que son père.
Il faut attendre le dernier tiers du film pour saisir à quel point The Lost City of Z s’inscrit dans la logique d’une filmographie sans cesse travaillée par la question du poids de l’héritage familial, par le lourd tribu moral et physique que doivent payer les enfants, les frères, les épouses d’hommes dépassés par leurs propres démons. Ce n’est pas un hasard, c’est aussi dans ce dernier tiers que le film, déjà très beau, atteint toute sa splendeur narrative et formelle. Après avoir quasiment renoncé à son rêve, Fawcett, affaibli par la guerre, vieillissant, parvient à lever des fonds pour retourner dans la jungle… avec son fils aîné, cette fois. C’est une première dans l’œuvre du cinéaste : père et fils, précédemment en conflit, trouvent dans un projet commun une forme de compréhension, d’apaisement, que Gray concrétise formellement par un épisode complètement euphorique. Les deux hommes prennent place à bord d’un train, la foule en liesse les congratule, le train ne quitte pas l’écran mais le remplit entièrement, il le dévore, il envahit la salle. Un peu plus tard, un autre mouvement, interrompu cette fois par la fin même du film, emporte ses personnages (et le film tout entier) vers une forme d’apogée dans l’expression de ce désir de réconciliation. Gray ne change pas totalement : il nous laisse entendre, une fois de plus, que les fils sont condamnés au même sort que les pères, et que ceux-ci sont incapables de ne pas entraîner leurs enfants dans leur chute. Mais dans The Lost City of Z, l’issue ne se fait pas dans le conflit – plutôt dans l’acceptation sereine qu’au bout du chemin, ils auront trouvé ce qu’ils cherchaient depuis toujours. Dans cette conclusion faussement déceptive, résolument bouleversante, James Gray atteint lui-même le sommet d’une filmographie passionnante, et peut-être la matrice de son œuvre à venir.