Premier long métrage du Français Roland Edzard, La Fin du silence est pour nous l’un des films les plus prometteurs de la Quinzaine des Réalisateurs en ce qu’il campe un univers bien à lui, qu’il est une vraie proposition de cinéma. Devant la scène d’ouverture, où une famille à peine sortie du réveil s’empoigne et met dehors le jeune fils, Jean, nous pensons avoir affaire au moment mettant fin au silence. Il n’en est rien, le film racontant le chemin qui mènera, peut-être, à la fin du silence. Ces premiers plans n’en donnent pas moins le ton : la tension, la colère rentrée, la lutte, seront au centre du film ; les êtres sont des figures car ils existent moins par leur expressivité, leurs paroles, que par l’interaction entre leurs corps et leurs actions. L’approche psychologique est écartée, nous disposons de peu d’indices pour cerner les personnages. Il en résulte une forte opacité, qui laissera certains spectateurs à distance du récit mais qui nous semble être des plus passionnantes. Comme il est bon, dans le paysage cinématographique français, que la psychologie familiale que le pitch présage soit laissée de côté au profit d’une forme plus déroutante ! Comme il est bon de sentir qu’un cinéaste fait confiance en notre capacité à nous intéresser à l’opacité et à faire effort de la déchiffrer.
Situé dans les Vosges, La Fin du silence fait sentir une influence américaine, celle des écrivains Faulkner ou Steinbeck, celle des auteurs de westerns. Parce que les personnages sont des blocs qu’on cerne avec difficulté et parce qu’ils existent à travers leur inscription dans des décors. Si le temps est resserré (le film se passe en trois jours), ce qui accroît la tension générale, l’espace est ample, largement exploré. La forêt vosgienne, les deux maisons dans lesquelles est situé le récit, le chemin entre les deux, ont été le point de départ du film. Outre son rôle dramaturgique, ce décor permet, en les accueillant, d’esquisser une définition des personnages et de leurs relations (ils se réfugient dans la forêt, ils s’y poursuivent, s’y battent). C’est aussi sensuellement qu’il existe, la prégnance des grands arbres, du vent dans les branches, de l’écoulement de l’eau de la rivière, des trombes de pluies, de la boue, de la neige, nous offrant un panel de sensations terriennes qui nous aspirent dans l’univers vosgien. Tout concernés qu’ils soient par des problèmes humains (les secrets de famille, la gestion de l’amour-haine dans les relations), les personnages ont un comportement si brut qu’ils s’apparenteraient presque à des bêtes, voire à des minéraux. Ils sont des figures confrontées aux éléments naturels, à l’imprévisibilité de l’autre, oscillant entre implosion et explosion qu’ils n’anticipent ni ne contrôlent.
Paradoxalement, ce mode d’être atypique est garant d’une dimension universelle car le film évoque des états fondamentaux, en deçà de la civilisation, originaires, Roland Edzard citant la Bible, Shakespeare et la tragédie grecque comme sources d’influence. Pour incarner ces singuliers personnages, les acteurs sont à la hauteur : Franck Falise (Jean), dont c’est la première expérience de comédien, joue moins moins un rôle qu’il ne devient le personnage, la comédienne roumaine Maia Morgenstern parvient à rendre très masculine la figure maternelle, les deux hommes qui l’entourent, Carlo Brandt et Thierry Frémont, endossent très bien leur masque impénétrable. On sent l’investissement de chacun dans ce film qui, fait de scènes de bagarres dans la boue, sous la pluie, en plein hiver, et faisant fi de ce qu’on est habitué à voir de la part d’un personnage et des habitudes de jeu qui en résultent, ne les a pas épargnés.
Le cinéaste a dû composer avec un budget réduit, mais il semble que cela ait servi son film, accru la tension, l’urgence, à la base du projet. Le filmage caméra à l’épaule n’a pas été un choix, mais il apparaît parfaitement adapté. Nous sommes physiquement proches des êtres qui mentalement se dérobent, nous collons à la violence de leurs expressions corporelles et sommes dès lors intégrés dans les scènes. Aucune insistance pour autant, la présence de la caméra ne se fait pas lourdement sentir, elle semble un accompagnateur naturel des pérégrinations des êtres. Remarquable est aussi le travail sur le son. En cela, et par d’autres aspects, nous pensions parfois à The Hunter de Rafi Pitts. Dans les deux cas, la partition sonore raconte une foule de choses, dans les deux cas nous ne savons qui est chasseur qui est chassé (Jean, ici, qui s’empare en outre d’un fusil, est autant le viseur que la cible), les êtres n’expriment rien, la tension sourde est très prégnante, les personnages se perdent dans la forêt.
On peut par contre regretter que les relations entre certains personnages ne soient pas davantage développées. Le rapport de Jean avec les autres aurait pu rester central tout en faisant une place à d’autres relations, cela aurait sans doute apporté au récit une ouverture bienvenue, une respiration hors du protagoniste.
Nous sommes ainsi grandement séduits par l’univers que cette Fin du silence propose, Roland Edzard fait bien partie des cinéastes à suivre.