L’Apollonide frappe d’abord par sa pure et simple beauté. Chacun de ses plans est un tableau délicat où de voluptueuses figures se détachent, lumineuses, sur un fond obscur. Son atmosphère ouatée, tapissée de douces conversations, sécrète un parfum entêtant. Les mouvements des corps et de la caméra dégagent une intensité qui confine à l’énigme. Pourtant le film n’est pas le tourbillon baroque et opiacé qu’on donne l’impression de décrire. Il pourrait se complaire dans l’enluminure enivrante, mais son prix se situe ailleurs : dans la folle liberté du montage – navigant dans le temps et l’espace, la réalité et le cauchemar avec un art consommé de la rupture – et dans le regard si personnel de Bonello, ce regard frontal, froid en surface mais habité, comme celui d’une première fois ébahie. C’est la distance de ce regard qui sauvait son curieux De la guerre, toujours à deux doigts du vaseux, du prétentieux, du ridicule, mais toujours empreint d’un étonnement et d’une impossibilité d’assigner un sens à l’image qui maintenaient l’attention et l’admiration.
Ce qui pouvait nuire, toutefois, aux films précédents de Bonello, c’était le résidu, malgré tout, de l’intention théorique ; la puissance indéniable mais un peu rigide de sa mise en scène. Serait-ce à cause de toutes ses chairs éventées que L’Apollonide est, au contraire, si souple et incarné ? C’est possible, mais c’est surtout parce que sa galerie de personnages – prostituées ou clients, qu’ils révèlent derrière leur masque faiblesses ou grandeur, mesquinerie ou générosité, perversions ou douleurs – émeut profondément.
L’Apollonide est une plongée au présent dans le passé – ou peut-être est-ce le contraire. Une plongée très précise sur les usages de l’époque, spontanée et immédiate ; mais aussi lointaine et théâtrale. Scandée par une bande-son moderne, garde-fou énergique et mélancolique, sinon à l’académisme qui jamais ne guette, du moins à l’excès de nostalgie. Conclue par une imprévisible coda, située de nos jours. Maladroite manière de dire que le film entend aussi parler du présent, ce qu’il faisait déjà d’une certaine manière, en creux ? Inutile et discutable surplus de sens ? Cruelle saillie plutôt, saisissante fulgurance qui n’enlève rien à l’irrémédiable ambiguïté du film.
Les maisons closes ont fermé, remplacées par le trottoir et les hôtels (ou les bois – souvenons-nous de Tiresia) : les femmes sont sorties de leur prison, ont rejoint l’air libre, mais une pute reste une pute. Bien ou mal, là n’est pas la question : le bordel ou le boulevard périphérique révèlent quelque chose de leur hors-champ, la société. « J’aime profondément les putains », dit le peintre (Louis-Do de Lencquesaing, pas moins de quatre films à Cannes cette année) qui trouve dans la maison close un havre de paix : phrase terrible et belle à la fois. Aime-t-il leur complète soumission aux désirs de celui qui paie, ou la part paradoxale de liberté de ces femmes qui n’appartiennent pas à un mari – bien que la plupart d’entre elles rêvent d’en trouver un qui rachète leurs dettes ? Le bordel, où le rituel se donne à voir et la parole se délie, offre une échappatoire à l’hypocrite comédie du monde fondée sur le mariage, tout en en révélant la nature profonde : la prostitution est le paradigme de l’ordre social. L’effacement des frontières entre le privé et le public, la destitution apparente de la valeur mariage n’y changent aujourd’hui pas grand chose, le triomphe de la finance et de la consommation aidant.
Peut-être va-t-on trop loin, et prête-t-on un discours à une œuvre qui se garde bien d’en délivrer un – ça lui a du reste été reproché par les fanatiques du film à message. Comme tout grand film, L’Apollonide suggère, brasse, contient sans toujours dire. Chez Bonello, la pensée est là, bien là, mais elle est toujours autre que binaire, voire dialectique, et surtout idéologique : elle est fascinante d’irrécupérabilité. Même la lecture d’une Anthropométrie de la prostituée et du voleur sur un split-screen montrant quatre filles dans différentes positions échappe à l’alternative illustration/contrepoint. L’Apollonide est riche de tous les mystères que recèlent le désir, les fantasmes et l’organisation en société.
Une organisation sociale, la maison close elle-même en a une : soumission aux règles de la mère maquerelle (Noémie Lvovsky, troublant mélange de bienveillance et d’autorité), solidarité absolue et touchante entre filles. Le lupanar est aussi un phalanstère, où se joue une utopie du vivre-ensemble. Le film accueille d’ailleurs parmi ses comédiens un nombre étonnant de cinéastes français, de la marge (Pierre Léon, Vincent Dieutre, Joanna Grudzinska) au « milieu » (Xavier Beauvois, Noémie Lvovsky, Pascale Ferran) en passant par les inclassables (Jacques Nolot, Damien Odoul, Bonello lui-même). Là encore, l’effet est des plus ambivalents. Éloge ou critique de l’entre-soi ? Élan réconciliateur ? Il y a surtout, évidemment, quelque chose de franc et troublant qui se dit là sur l’acteur/actrice comme prostitué(e) offert(e) au regard du/de la cinéaste. Théorique mais incarné, exigeant mais généreux, doux mais violent, L’Apollonide est une splendeur.