Présenté en séance spéciale pour fêter les cinquante ans de la Semaine de la critique, My Little Princess est le premier film d’Eva Ionesco, actrice notamment chez Doillon, Axelle Ropert, Pascal Bonitzer… Empruntant la forme du conte de fées à la Lewis Carroll, la réalisatrice s’inspire ici de son enfance en racontant comment sa mère, Irina Ionesco, a fait d’elle le modèle privilégié de ses photographies érotiques et l’a ainsi contrainte à quitter l’enfance un peu trop tôt.
C’est Isabelle Huppert qui interprète le rôle de la mère (Hanna), qui lui sied à tel point qu’on a l’impression qu’il a été écrit pour elle. Comme dans Copacabana, Home, Ma mère…, elle incarne à merveille une mère instable, fantasque, intellectuelle et inconsciente des enjeux de ses actes. Hanna a en horreur la médiocrité et se consacre intégralement à l’art, à la beauté de l’érotisme prônée par Georges Bataille. L’enfant (Violetta) est tout aussi brillamment interprétée par Anamaria Vartolomei, étonnante fillette qui, à l’instar de Lolita, se métamorphose sous nos yeux en bimbo provocatrice.
My Little Princess est une histoire de vampirisme, de perte d’innocence, d’amour fou d’une mère pour sa fille, d’amour-haine d’une fille pour sa mère. À mesure que le film avance, que Hanna entraîne Violetta dans sa folie créatrice, le conte de fées tourne au cauchemar. Après s’être adonnée fièrement à l’art de la pose érotique, la fillette devenue jeune fille, femme fatale, s’use de cette mascarade, se rebelle, veut retrouver l’insouciance inhérente à son âge et son droit à l’image. Hanna ne comprend pas, refuse, fait ce qu’elle peut pour garder son emprise sur Violetta toujours plus réticente. S’ensuivent des scènes violentes de confrontation, qui tranchent avec la soumission aveugle et joyeuse que manifestait l’enfant précédemment. Et dont on salue l’ambiguïté, la fillette venant souvent chercher sa mère pour lui dire son dégoût, pour l’inviter à lui courir après.
Le film se concentre presque exclusivement sur ce rapport duel, mais il donne aussi une petite place à des personnages secondaires intrigants : la pieuse grand-mère de Violetta, garante de la « normalité » contre laquelle s’inscrit Hanna, et l’ami-amant peintre de cette dernière, interprété par Denis Lavant, qui partage avec elle la passion artistique.
L’univers dans lequel évoluent les deux protagonistes charismatiques et leur relation atypique est aussi marquant qu’elles. Inspirée par Klimt et Balthus, la cinéaste inscrit ses personnages, qui déploient une panoplie fascinante de vêtements, de perruques, d’accessoires, dans des décors fantasques (constitués de poupées, de figures mortuaires, de tissus, couleurs et matières éclectiques), aussi beaux que morbides. Parfaitement cohérents avec le récit, ils en consolident le ton, hybride, envoûtant, repoussant, fascinant de beauté et d’étrangeté.
Quelques réserves cependant. La musique, trop présente, souligne parfois assez lourdement la tension générale, et des longueurs se font sentir à la fin. Tout au long du film, nous sommes séduits par l’absence d’explications quant au comportement de Hanna, par la seule attention à son comportement au présent. Pourquoi s’enferme-t-elle ainsi dans sa chambre obscure ? Pourquoi s’obsède-t-elle pour l’art et ferme-t-elle sa porte à la rationalité ? D’où sont nés ses rapports aux hommes, à sa mère ? La force de cette absence d’explications psychologiques, qui rend le personnage consistant parce qu’on ne peut pas le comprendre, est malheureusement rompue vers la fin, où l’on nous éclaire sur le traumatisme subi par Hanna dans son enfance.
On n’en garde pas moins du film le souvenir d’un univers et de personnages forts assez marquants. À l’instar de Truffaut, Eva Ionesco compte raconter, dans de prochains films, la suite des aventures de sa jeune héroïne.