Avec le palmarès rendu par le jury présidé par Steven Spielberg, le long film que constitue un festival – celui-ci tout particulièrement – est parvenu à son générique final. On range le tapis, on démaquille la Croisette, retour au bercail. Quelques séquences du film de cette 66e édition.
La séquence où ça sentait (déjà) la Palme d’or
On a bien senti que l’on entrait dans une séquence particulière – comparable au tournant d’un scénario jusqu’ici un peu ronronnant – lors de la projection de La Vie d’Adèle, dans une sélection assez homogène mais sans grand relief. Le film d’Abdellatif Kechiche se singularise indéniablement, dépasse les autres d’une bonne tête. Il faudra désormais revoir et évaluer ce film (sortie le 9 octobre) pour lui-même et non par rapport à d’autres. Mais La Vie d’Adèle présente une vigueur et une force qui l’a imposé à de nombreux indigènes de Cannes, dont le jury, même si des voix discordantes s’expriment, et peuvent s’entendre – c’est au moins un film pour lequel on « doit » prendre position, c’est déjà une sorte de qualité. À noter la formule par laquelle Steven Spielberg a annoncé une Palme attribuée non à un seul mais à un cinéaste et deux personnages/comédiennes : Adèle, Léa et Abdellatif Kechiche.
Scènes françaises plutôt réjouissantes
Alors qu’une France nauséabonde se préparait à jeter ses dernières forces dans un combat réactionnaire, on aura été auparavant transporté par le geste et le regard souverain d’Alain Guiraudie dans L’Inconnu du lac (Prix de la mise en scène « Un certain regard » et Queer Palm), fable délicate et frontale sur la puissance du Désir (avec une majuscule, parce qu’il soit homosexuel ou pas, on s’en moque !) ; il s’agissait de la première grande scène de ce festival. On se souvient aussi d’une heureuse séquence, toujours du cinéma français, bataillon pléthorique cette année. Un vent de fraîcheur personnalisé notamment par Justine Triet (La Bataille de Solférino, à l’ACID), Antonin Peretjatko (La Fille du 14 juillet), Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit, à la Semaine de la critique) ; des films inégaux mais, justement, avec un goût du risque et donnant de multiples directions à un cinéma français souvent engoncé dans de sages recettes. On espère pour ces jeunes réalisateurs qu’ils passeront le cap du deuxième long avec moins d’écueils que Katell Quillévéré et Rebecca Zlotowski ; séquence moins réjouissante en effet que celle constituée par Suzanne et Grand Central, deux films décevants pour leur manque de souffle et d’inspiration. Par contre, avec Tip Top, Serge Bozon poursuit un chemin personnel d’une enthousiasmante étrangeté.
Séquences documentaires
Cela n’a pas été très relayé, mais le festival a proposé une programmation assez passionnante le dimanche 19, en faisant se succéder L’Image manquante de Rithy Panh (Prix « Un certain regard ») et Le Dernier des injustes de Claude Lanzmann – largement couvert quant à lui. Bref, c’était la séquence documentaire de l’Officielle. On sait combien cette idée d’image manquante innerve la représentation de la Shoah, combien elle fut l’objet de polémiques, notamment l’attaque lanzmannienne contre La Liste de Schindler d’un certain Steven Spielberg. À côté de l’imposant film de l’intimidant Lanzmann (3h40), celui de Rithy Panh pouvait sembler modeste, il s’est montré limpide et émouvant, très riche et juste dans son interrogation des images. Que le festival de Cannes soit aussi l’occasion d’un tel questionnement – la représentation de l’horreur et le statut des archives – constitue aussi une bonne nouvelle, même si on sent bien que les festivaliers et la critique étaient, dans l’ensemble, davantage portés sur la gaudriole – « T’aurais pas un carton pour la soirée du Bruni-Tedeschi à la Plage Chivas ?» – que tendus vers ces objets de réflexion.
Scènes plus ou moins blagueuses
On retiendra aussi les scènes humoristiques proposées par Thierry Frémaux, intégrant en compétition des films aussi calamiteux qu’Un château en Italie de Valeria Bruni-Tedeschi et La Vénus à la fourrure de Roman Polanski. Une autre blague continue à Cannes, celle qui veut que James Gray soit condamné à repartir bredouille de chaque édition où il est en lice ; si The Immigrant ne répond peut-être pas à toutes ses promesses, il avait certainement sa place au palmarès (mise en scène ? Grand Prix ? Prix du jury ? interprétation masculine pour Joaquin Phoenix ?). On peut toutefois se féliciter de la présence de Jia Zhang-ke dans les choix du jury (A Touch of Sin, Prix du scénario) ou du subtil Tel père, tel fils de Hirokazu Kore-eda (Prix du jury). Quant aux frères Coen, lorsqu’ils mettent de côté leur nonchalance ricanante, ils peuvent réaliser des films tout à fait aboutis, Inside Llewyn Davis (Grand Prix) est de ceux-là ; il s’agit d’une des belles surprises de cette 66e édition.
Séquences « mâles »
On peut s’étonner ou même s’offusquer que Bérénice Bejo ait obtenu le Prix d’interprétation féminine pour son rôle dans Le Passé d’Asghar Farhadi. Mais, en feuilletant le programme, on constate avec étonnement combien le choix était limité pour les jurés ; peu de films présentaient en effet des personnages féminins centraux dotés d’un peu d’épaisseur. Sans même juger de la valeur des films, on peut les énumérer : Jeune et jolie, Un château en Italie, Grigris, La Vie d’Adèle, The Immigrant, La Vénus à la fourrure, Only Lovers Left Alive ; ce qui représente environ un tiers de la compétition, donc bien peu. S’il manquait à l’appel des femmes cinéastes, les personnages féminins forts n’ont pas beaucoup peuplé les écrans. Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux – sans doute « sacrifiées » sur l’autel de la Palme d’or à laquelle elles sont associées – ne doivent pas être les arbres dissimulant une forêt particulièrement clairsemée. D’autant que les héroïnes de La Vie d’Adèle sont les seules à être sujettes à des désirs quand les autres figures féminines furent essentiellement des objets de désir. Ce qui nous fait souhaiter, avec un homme ou une femme derrière la caméra, que le prochain long film cannois sera moins « mâle », et meilleur.