On découvrait de bon matin l’un des films les plus attendus de cette compétition, considéré par certains comme l’un des favoris pour la Palme d’or. Comme son titre l’indique, James Gray suit ici la trajectoire d’un immigrant – au singulier et au féminin. Accueillie comme il se doit par l’avenante statue de la liberté, Ewa (Marion Cotillard) débarque de Pologne avec sa sœur Magda au début des années 1920. Mais cette dernière présente une toux suspecte ; elle sera soignée mais aussi expulsée. Quant à Ewa, elle doit son salut à Bruno (Joaquin Phoenix), un souteneur sous ses airs de bienfaiteur. Comme la corruption règne à Ellis Island, la jeune femme n’aura d’autre objectif que de sauver sa sœur. Elle devient ainsi femme de joie malgré elle, sous la coupe de Bruno, afin d’amasser assez d’argent. Quant à son premier dollar, elle le vole. Mais elle est prise.
Fidèle à lui-même, James Gray orchestre une tragédie où l’on retrouve ses thèmes et motifs. Fauchée par la guerre en Europe, la famille d’Ewa ne tient plus qu’en sa sœur, d’où son acharnement – d’autant plus qu’elle est rejetée par son oncle et sa tante installés à New York. Quant à Bruno, il est un membre de la communauté juive – parlant le yiddish – et considère sa troupe comme sa famille. On retombe également sur l’idée de tragédie, concomitante à la famille et à la communauté chez le cinéaste, en la personne d’Ewa, figure du sacrifice – elle est catholique pratiquante, autant dire combien ses coucheries lui coûtent. Lorsqu’elle se regarde/voit dans un miroir, c’est d’ailleurs bien l’image d’une tragédienne qui lui apparaît – ainsi qu’à nous. Un déchirement fratricide aura aussi sa place par le biais de la rivalité de Bruno et de son cousin, convoitant chacun l’immigrante : tragedy, again.
Le fait que James Gray rejoue ces figures et tienne à son imaginaire ne pose pas problème en soi. Pas non plus qu’on ne lui reprochera – ne volons pas ce plaisir à ses détracteurs – un académisme empesé. Sur ce point, son premier film d’époque (évidemment soigné et plein de savoir-faire) semble d’ailleurs moins obsédé par le fait de faire se succéder les scènes d’anthologie aux scènes d’anthologie. James Gray est bien un metteur en scène de talent, et cette forme « en creux » – toute relative – permet de donner du relief à certaines séquences, telles celle de la confession ou bien du meurtre, qui témoignent d’une véritable inspiration du cinéaste. Le reproche que l’on peut faire tient en fait davantage à des soucis dramaturgiques, et ce travers a quelque chose d’originel : la séparation des deux sœurs. Si la douleur et le traumatisme se « voient », on ne peut pas dire que ces aspects innervent le film ; la nécessité d’Ewa semble davantage répondre à celle du récit. Ce dernier se présente comme maîtrisé, mais par trop linéaire, du moins manquant de relief.
D’une façon assez contradictoire, c’est le hors-champ européen qui formule la plus forte tension du film. Au début des années 1920, la Première Guerre mondiale est finie, mais la seconde se profile déjà, tragédie parmi les tragédies du XXe siècle. Ewa comme Bruno sont comme animés par des instincts de survie, au prix de toutes les corruptions et contorsions morales. Et la première met un conviction viscérale à éviter pour elle comme sa sœur le fait d’être expulsée – en anglais, deported, dont la traduction littérale est lourde de sens –, qui traduit une sorte de volonté d’être une survivante par anticipation. L’ombre portée de la catastrophe – les sœurs sont polonaises et Bruno juif – est certainement ce que James Gray réussit le mieux. Le dernier plan se compose de deux cadres ; à gauche les deux sœurs s’échappent d’Ellis Island au moyen d’une barque, sauvées. À droite, Bruno, figure de la solitude et de l’errance, avance dans une pièce sombre dont l’horizon est bouché.