Devant Armageddon Time, il est difficile de ne pas penser à Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, d’autant que le geste mémoriel qui les préside s’opère à peu près au même moment dans leurs filmographies respectives. Portés par un désir commun de revisiter la jeunesse de leurs auteurs, les deux films cultivent cependant un certain nombre de différences : souvenirs d’adolescence d’un côté, de pré-adolescence de l’autre, histoire d’amour chez PTA, d’amitié chez Gray, Los Angeles vs. New York… Surtout, Gray semble pousser l’introspection un peu plus loin : son héros, le collégien Paul Graff (Banks Repeta), hérite aussi de la rousseur et des yeux bleus du cinéaste. Les deux films ont beau commencer tous les deux à l’école, Gray, loin du travelling et de la cour ensoleillée de Licorice Pizza, pose sa caméra dans un lieu qui sera au centre du récit, la salle de classe. C’est l’une des premières choses que l’on apprend au sujet de Paul : il dessine bien, avec le talent insolent que se découvrent parfois des enfants à l’âge de douze ans. Deuxième chose : c’est un pitre. Au visage de Mr. Turkeltaub (patronyme incroyable que l’on croirait sorti d’une comédie des frères Coen), qu’il croque avec réalisme du bout de son crayon, il ne peut s’empêcher d’ajouter un corps de poule à la finition grossière. Le dessin, évidemment bientôt brandi par le professeur irascible, ne sera ausculté que sous l’angle de l’ajout comique et bâclé, et non sous celui de la qualité du portrait, pourtant dénué de tout trait caricatural. Le ton est donné : puisque les adultes sont incapables de voir ce qu’accomplissent les enfants, ils pourront encore moins comprendre ce dont ils rêvent et ce qui les émeut. Enfin, à une exception près, en la personne d’Aaron (Anthony Hopkins), grand-père de Paul, seul adulte qui parvient à communiquer avec l’enfant turbulent.
Le premier plan, simple paysage d’un jardin public du Queens, se voit habité une heure plus tard par l’une des plus belles scènes du film. Alors que Paul et son grand-père font enfin décoller la fusée que ce dernier lui a offerte au début du récit, Gray fait le choix de rester fixé au sol, sans suivre l’envolée du jouet, pour le laisser réapparaître lors de sa chute, quelques longues secondes plus tard. L’absence de contre-plongée céleste marque d’une certaine façon l’idée que le rêve américain et le désir de conquête qui l’accompagne sont une illusion. À l’image de la fusée, les rêves (et ils sont ici nombreux) ne peuvent pas tenir à l’intérieur du cadre – ils ne sont pas à la portée de tout le monde. D’une manière un peu naïve, et par-là quelque part vraiment émouvante, Gray reste chevillé au point de vue de l’enfant affrontant la découverte de l’antisémitisme (au passé) et du racisme (au présent). La beauté de l’amitié de Paul et Johnny, l’autre perturbateur de la classe, enfant afro-américain sur lequel la vie s’acharne, tient à son évidence ; le conflit ne surgit que lorsqu’un autre regard s’en mêle, qu’il soit marqué par une haine raciale (celui des camarades de classe du collège privé de Paul, mais aussi d’une partie de sa famille, d’une façon moins directe et plus pernicieuse), ou par la désillusion d’autres Noirs (celle des jeunes que Paul et Johnny croisent dans le métro).
La folle journée de Paul Graff
James Gray, dont les personnages ont souvent témoigné de penchants violents, embrasse ici une forme de tendresse à la Linklater (avec lequel il partage le goût de « Rapper’s Delight », l’hymne au cœur d’Everybody Wants Some!!) qui lui va bien. Cela ne manquera pas d’être souligné : Armageddon Time est un film simple, dénué de l’envie d’impressionner dont témoignaient les premiers coups d’éclat du cinéaste, et cette simplicité, après un détour chaotique par l’espace (le décevant Ad Astra), lui permet de retrouver une forme de grandeur. Lui qui, avec humilité, répète à longueur d’entretiens qu’il ne peut que s’inspirer de ses maîtres (Coppola, Hitchcock, Welles, Ford…) pour tenter de faire le meilleur film possible avec les moyens (sous-entendu, le talent) dont il dispose, s’épanouit dans le cadre resserré du film de souvenirs. Contrairement à Licorice Pizza, l’enchaînement de péripéties importe ici moins que la pure réminiscence sentimentale et sensorielle à l’origine des séquences les plus fortes. Citons par exemple la sensation proustienne (bien entendu) de la porte refermée par la mère avant de dormir, au détour d’un beau plan qui se floute à mesure que l’enfant affronte les formes de sa chambre, ou encore l’émotion immense d’une rencontre avec un tableau de Kandinsky. Lors d’une visite avec sa classe au musée Guggenheim, Paul bifurque pour affronter seul les formes abstraites du peintre russe. Le champ-contrechamp, exalté par des zooms et suivi d’une rêverie enfantine, évoque la sublime scène de musée de La Folle Journée de Ferris Bueller. Logiquement, les garçons font ensuite l’école buissonnière, bercés par une fugue de Ravel. Le film ne cesse d’évoluer ainsi comme s’il était détaché de tout impératif, ou de lois et de règles (toujours présentées comme injustes), jusque dans la manière dont sont construits les personnages, qui dissimulent toujours une face cachée. La figure du père (Jeremy Strong) se révèle à ce titre passionnante : il a le droit à la fois à l’unique scène de terreur que comprend le film, qui rappelle les coups de sang de Joaquin Phoenix (The Immigrant, La Nuit nous appartient…), et à des plans plus tendres, dans lesquels les larmes coulent sur ses joues alors qu’elles devraient mouiller le visage d’un autre. Cette surprenante circulation des larmes témoigne de l’acuité émotionnelle qui façonne secrètement ce film en apparence si sobre.
Il est cependant dommage, et c’est pour cette raison que quelques-uns de mes collègues sont sortis réservés (sinon déçus) de la séance, que cette simplicité induise également une certaine désaffection de la mise en scène, avare de ces envolées qui distinguaient par exemple un film injustement mal aimé comme The Immigrant, dont le dernier plan demeure indélébile. Par ce relâchement, auquel contribue un Darius Khondji assagi (ce qui n’est pourtant pas forcément un mal, au regard de sa lumière parfois jaunissante), le classicisme rêvé de Gray se mâtine malheureusement parfois d’académisme, quand bien même sa forme parvient à ménager une certaine singularité. Car Gray semble aujourd’hui incarner (peut-être même tout seul) un certain artisanat hollywoodien à l’originalité tempérée, mais à l’absolue sincérité. Ses souvenirs n’ont peut-être pas le panache d’un « Let Me Roll It » sur un matelas à eau (on revient à Licorice Pizza), mais ils respirent d’une foi presque religieuse dans leur récit. Regarder le monde avec des yeux d’enfant revient pour Gray, par-delà la simplicité, à interroger son identité de cinéaste. Au fond, ce n’est peut-être pas un immense metteur en scène, comme on a pu jadis le croire, mais il ne se débrouille pas si mal.