Depuis ses débuts, le cinéma de James Gray a fait d’un style tout en rétention la surface sous laquelle bruissent les passions refrénées et inassouvies des personnages. L’un des paradoxes d’Ad Astra tient à ce qu’il s’affirme comme le film le moins convaincant de son auteur alors même qu’il est celui qui prend le plus à bras-le corps cette tension, dont il fait, certes un peu grossièrement, son sujet. Pourquoi Roy McBride (Brad Pitt) est-il devenu cosmonaute ? Comme il l’explique lui-même par l’entremise d’une voix-off aux accents malickiens, pour se voir lui-même dans l’horizon sans fin de l’espace et, par extension, s’approcher de la part de néant qui sourd en lui. C’est la trajectoire désormais classique du cosmonaute (Gravity et First Man sont passés par là), dont le casque-miroir reflète l’immensité de l’univers : voyager dans l’espace implique d’abord de voyager en soi-même, pour trouver son « cœur des ténèbres » intérieur. Pour cela, le cosmonaute doit se départir de la maîtrise qu’exige son travail – « Let me go », dira d’ailleurs en point d’orgue l’un des personnages. On voit bien ce qui intéresse James Gray dans cette histoire peu ou prou calquée sur la trajectoire d’Apocalypse Now, où McBride part à la recherche de son père mais aussi de la preuve possible d’une vie extraterrestre : rabattre le voyage stellaire sur une quête spirituelle et intime.
Il faudrait dans cette perspective envisager l’espace, cadre du déploiement de la métaphysique, comme un faux-négatif des chambres de Two Lovers et de The Yards, ou des différentes cages de The Immigrant. D’abord parce que l’exploration est balisée par la progression d’une mission où McBride a conscience de n’être qu’un pion, ensuite parce que l’intérêt mais aussi la limite de films comme Lost City of Z et Ad Astra résident dans le rapport qu’ils entretiennent avec leurs décors en apparence plus vastes. La jungle comme l’espace y sont filmés tels des surfaces planes, sans relief, à l’instar des images projetées dans la « quiet room » où le personnage de Brad Pitt doit retrouver son calme – belle idée par ailleurs curieusement laissée en friche. En somme, des espaces qui appellent à l’exploration mais que d’une certaine façon Gray se garde d’explorer, et ce pour deux raisons. La première tient à ce que les films font mine d’embrasser un genre cinématographique bien identifié pour mieux y creuser un sillon mélancolique (ici, le parcours intérieur du personnage), reléguant au second plan ce qui en constitue traditionnellement la finalité (l’exploration d’une contrée inconnue). La seconde, masquée par la première, éclaire plus précisément les limites d’Ad Astra : parce que Gray se révèle au fond impuissant à le faire.
Des ombres aux fantômes
On s’étonne ainsi de la manière dont le cinéaste filme tout de même les étapes attendues de l’odyssée, notamment les scènes d’action, qui s’apparentent à des étapes obligées à moitié investies. Ce n’est pas la première fois que la situation se présente chez lui – on pourrait par exemple rapprocher la scène de l’attaque des primates de celle du banc de piranhas de Lost City of Z, qui témoignent d’un même entre-deux de la mise en scène. Gray filme peut-être davantage l’idée de la séquence que la séquence elle-même, hypothèse que semble corroborer la façon dont les pics « spectaculaires » (l’assaut des pirates lunaires et cette mission de rescousse dans un vaisseau fantôme conquis par des singes) jouent avant tout sur la porosité de l’imaginaire de la science-fiction avec ceux du Far West et de la jungle. C’est d’autant plus surprenant que cette partie-là, qui montre sous un jour trivial l’exploration spatiale (la Lune est peuplée de galeries marchandes, on prend la fusée comme un avion de première classe, McBride se voit confronté dans le désert lunaire à des hors-la-loi, etc.), n’est guère le centre du film, pas plus que ne l’étaient les séquences d’aventure dans Lost City of Z. Les deux films ont dès lors en commun d’être des épopées à moitié radicales, davantage polarisées sur les interstices intimes du récit que sur les conventions du genre ou les moments de bravoure, mais qui ne parviennent toutefois pas à passer outre ces derniers, livrés sous une forme escamotée. Autrement dit, Ad Astra se révèle peu à peu comme le théâtre d’une séparation entre la chair et l’esprit du cinéma de James Gray. Si la séquence sur la Lune n’est pas sans rappeler la course-poursuite de La Nuit nous appartient, une différence de taille permet de saisir plus précisément l’écart ici à l’œuvre : l’une s’apparente à un détour dans l’horizon tracé par le film et illustre à gros traits la cupidité humaine comme la corruption inévitable de l’idéal pionnier (c’est littéralement ce qu’exprime alors la voix-off), tandis que l’autre organise silencieusement sa découpe autour d’un drame qui se joue sous la pluie diluvienne et dans le chaos d’une embuscade, celui d’un fils entrapercevant la silhouette de son père vaciller sous un coup de feu.
Plus que la marque d’une « froideur », qualité que l’on a souvent hâtivement associée au cinéma feutré de Gray, il s’agit bien plutôt d’un déficit d’incarnation : en dehors du motif du casque évoqué précédemment (moteur notamment de la séquence aquatique sur Mars), ce qui fait sens ne vient plus en premier lieu du cœur de la mise en scène. La preuve la plus éloquente reste cette voix-off qui surligne la signification des plans et éclaire leur faiblesse intrinsèque. Il faut voir par exemple le traitement que le film réserve à Eve, l’ex-épouse incarnée par Liv Tyler, ombre floue et figuration toujours théorique d’un amour perdu : c’est là encore une idée de personnage plus qu’un personnage à part entière. Cette dévitalisation s’avère d’autant plus déroutante que le cinéma de Gray a toujours fait des relations contrastées que nouent ses personnages le terreau de mélodrames à peine voilés. En l’occurrence, McBride n’interagit qu’avec des fantômes – si mélodrame il y a, il est dès lors intérieur, purement mental. D’où que l’écriture inégale mais parfois raffinée de Gray finisse par tomber ici dans le piège d’une esthétique qui cherche à figurer, par le flou et un feuilletage sonore, le tumulte émotionnel et cérébral de McBride. Le film converge tout de même vers une scène purement grayienne et néanmoins terne, où enfin des mains apprennent à se trouver pour mieux se séparer. Difficile toutefois d’être ému par ce dénouement à la rigueur trop volontariste, d’autant plus que le récit s’est préalablement attelé à faire le vide pour substituer au voyage (physique) un autre (mental). L’étrangeté d’Ad Astra se joue sûrement là : si James Gray tend ici vers une ampleur inédite, c’est pour finalement livrer son œuvre la plus anémiée.