The Yards s’ouvre sur un jeu d’ombre et de lumière. C’est d’abord l’obscurité du tunnel que traverse une rame de métro, puis la clarté du jour qui envahit soudain l’écran. C’est ensuite une ampoule qui menace de s’éteindre, puis une coupure de courant et enfin l’éclairage tamisé et vacillant des bougies. Après quatre années passées à l’ombre, Leo (Mark Wahlberg), fraîchement sorti de prison, a bien du mal à capter la lumière. Le jeune homme est pourtant résolu à se faire une place au soleil et doit compter pour cela sur l’appui de son oncle (James Caan), patron de l’importante Electric Rail Corporation. Mais Leo est bien plus attiré par les activités très lucratives de son ami Willie (Joaquin Phoenix), qui dirige des missions frauduleuses pour le compte de l’Electric Rail. À sa suite, il est entraîné dans les milieux interlopes du Queens où une mission de sabotage qui tourne mal le contraint à la fuite.
Film de gangsters, The Yards se distingue du genre par le caractère impressionniste d’une mise en scène sobre et sensible. En adoptant le point de vue de Leo, le film évolue ainsi dans la même indétermination que son personnage principal, jeune adulte au visage adolescent et à la présence intermittente. Le prisme de sa vision impose une esthétique du fragment qui outrepasse les codes du film policier pour faire de The Yards une œuvre singulière : plutôt que d’affronter directement le milieu où elle prétend s’introduire, la caméra de James Gray s’y insinue par rétroviseurs, judas ou miroirs interposés, reproduisant l’extériorité du regard qui caractérise le personnage de Leo. Peu bavard, âpre dans ses relations avec autrui, travaillé par un désir incestueux, le jeune homme offre l’image d’une ébauche mal dégrossie, en filiation directe avec les personnages d’inadaptés auxquels s’attache la filmographie de James Gray, de Little Odessa à Two Lovers.
Le réalisateur compose des plans où la photographie, dominée par des effets de clair-obscur, joue de l’ombre et de la lumière comme pour mieux souligner le dévoilement feutré grâce auquel l’envers du décor (ici, la « mafia » du rail newyorkais) nous est peu à peu révélé. Car le point de vue atypique autour duquel se construit The Yards n’empêche pas le travail quasi sociologique d’exploration d’un milieu propre aux films de gangsters. Au contraire, il en est le principe même. C’est parce qu’il est un peu en dehors que le personnage de Leo sert d’élément déclencheur à la suite d’événements qui oblige chacun à tomber le masque.
Comme le fond d’obscurité où se détachent des lignes plus claires, le caractère inassimilable du héros est au cœur de cette histoire policière prise dans la trame d’une trajectoire personnelle. De ce rapport étroit entre l’individu et le milieu qu’il observe, James Gray tire une scène d’une formidable étrangeté, dans laquelle le patron de la régie des transports et le truand Willie retirent leurs vêtements sous l’œil médusé de Leo, qui les observe dans le rétroviseur. La bizarrerie presque onirique de la scène est le plus bel exemple de la poésie toute en sobriété qui fait la force de The Yards.
Plus encore que l’étude d’un milieu ou d’un caractère, le film s’offre peu à peu pour ce qu’il est vraiment : une tragédie. La mise en scène de la trajectoire que suit le personnage de Leo est hantée par la question qui habite le jeune homme, dès sa sortie de prison : comment entrer dans la lumière ? A cette question existentielle, The Yards apporte une réponse sans illusions. Pour se faire une place au soleil, il faut prendre celle des autres. C’est peut-être là que le jeu d’ombre et de lumières trouve son véritable sens, symbole d’un milieu impitoyable où la survie et la réussite des uns s’appuie sur la disgrâce des autres. A partir de ce dilemme cornélien entre clarté et obscurité, où les médias et la politique jouent le rôle d’arme et de marchepied, James Gray construit un film noir qui s’élève peu à peu jusqu’au tragique, porté par la gravité de la très belle bande originale de Howard Shore.
La figure du père (incarnée par l’oncle), du frère (Willie) et de la sœur (la cousine Erica, interprétée par Charlize Theron) constituent le squelette d’un récit qui pose discrètement la question de la nécessité de tuer (symboliquement du moins) sa famille pour trouver sa place. Ce tragique-là, celui des affaires de famille, permet au film de dépasser l’action spectaculaire à laquelle son sujet pourrait le vouer, au profit d’une action épurée, d’un drame sans artifices, presque théâtral dans son organisation et sa forme. La très belle scène de l’effraction nocturne illustre bien ce goût de la pureté dramatique, avec son absence de musique et son montage alterné qui ne laisse rien dans l’ombre et culmine dans un plan où Leo et son agresseur se font face, d’un côté et de l’autre d’une porte fermée. Le regard du spectateur devient alors le véritable point de fuite d’une mise en scène dénuée de tous les effets de manche susceptibles de l’encombrer, se contentant d’abattre le quatrième mur pour mieux laisser le tragique se déployer.