Il était une fois…
Hormis un prologue sri-lankais et un épilogue londonien, Dheepan est le film d’un lieu unique. Une cité en banlieue parisienne où débarque un ersatz de famille, constitué aléatoirement dans la panique de la fin de la guerre au Sri Lanka. Dheepan, Tigre tamoul, cherche à se faire passer pour un réfugié politique, et embarque avec lui une jeune femme et une petite fille. Tout le cheminement du film consistera à transformer cette mascarade utilitaire en famille véritable, amour filial compris. Audiard se situe dans une stricte forme de conte, où il prête l’horizon « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » à ses personnages de victimes de la guerre. Un vrai méchant, criminel de guerre, une jeune femme et une orpheline : le trio a bien les atours de personnages archétypaux. Nouvelle chef opératrice, tout fraîchement sortie de la Fémis, tournage au Sri Lanka et choix d’acteurs non professionnels : on pouvait s’attendre à une forme de renouveau dans le cinéma d’Audiard. Mais Thomas Bidegain, est lui toujours là (il est d’ailleurs présent aussi à la Quinzaine pour sa première réalisation, Cowboy) et il ficelle avec le cinéaste un scénario où tout est à sa place, où chaque élément a sa petite utilité, psychologique, narrative, émotionnelle, où l’efficacité est le maître mot. Le projet n’est pas original. Si c’était là son pire défaut, il n’y aurait pas autant de quoi s’énerver.
No go zone
Ce qui met vraiment en colère, c’est la façon dont Audiard utilise son décor unique comme unité dramatique. Soit, ces trois personnages déracinés qui ont vécu l’enfer de la guerre vont tomber de Charybde en Scylla en échouant dans une banlieue française. Dheepan devient le gardien d’un immeuble où le trafic de drogue fait rage : on ne voit d’ailleurs presque que des dealers traîner autour des barres. Toute population autre a disparu, dans un système simpliste qui oppose victimes et chefs de bande pour mieux retourner ces catégories après un climax de scènes d’action sanglantes. On ne peut s’empêcher de penser à Miguel Gomes, qui, dans Les Mille et Une Nuits, choisit de filmer des travailleurs paupérisés non comme une catégorie sociale – des pauvres, mais au contraire, les montre à travers leur passion pour les pinsons qu’ils élèvent pour leur apprendre à chanter. Chez Audiard, que les personnages ne s’avisent surtout pas de sortir de leur petite typologie ! Un pauvre est un pauvre. Un dealer est un dealer. Le scénario agence des séquences qui viennent oblitérer l’appartenance à un groupe. Mais outre cette simplification extrême des caractères, il est étonnant de voir à quel point la cité représentée est le lit d’une violence aveugle, arbitraire, absolument décontextualisée. Dheepan va se révolter contre la guerre des gangs qui gangrène son quartier, et mettre un bon coup de kärcher dans ce repaire de racailles. Car l’idéologie qui sous-tend le récit est bien celle-ci : si Dheepan et sa famille d’apparat quittent un conflit, cela n’est qu’un truc scénaristique pour sous-entendre que la banlieue qu’ils gagnent en France est remuée par une guerre encore plus violente. No go zones, nous voici. Sans doute que les intentions de Audiard ne sont pas si politiques : c’est certainement le schéma scénaristique de soulèvement d’un faible face à la mise en scène d’une violence établie qui l’intéresse. Pour autant, on ne peut qu’être effaré de constater ces relents à peine voilés d’idéologie, et de voir un film autant à contre-courant de ce qui traverse notre société. Cinq mois après les attentats qui ont secoué la France, montrer ainsi une cité qui ne serait traversée par aucune question politique, religieuse, sexuelle, c’est envisager le cinéma comme une pure mécanique de récit, détachée de toute réalité du monde. On murmurait au moment de l’annonce de la sélection que Thierry Frémaux avait choisi des films français ancrés dans une représentation sociale : chez Audiard, le monde n’est qu’un décor, à l’image de ce gazon en plastique sur lequel Dheepan, dans le tout dernier plan, contemple sa famille agrandie en sirotant des cocktails.