Sur fond de révolution au Caire, les habitants d’un petit village égyptien commentent les événements de la place Tahrir tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes. Le premier long métrage d’Anna Roussillon va à rebours des stéréotypes sur les relations entre Européens et Égyptiens, musulmans et athées, déjouant tout pronostic. Un prologue radical met à mal les a priori.
« Elle est foutue de toute façon. Elle a que la peau sur les os. »
Écran noir. Une femme hurle un prénom : « Farraj ! » Sur ce mot apparaît le premier plan. La femme est agenouillée à l’ombre d’un palmier. Elle est bien installée au centre de l’image, parfaitement encadrée par le tronc de l’arbre à gauche et une de ses longues branches à droite. Tournant la tête vers un bruit de moto, elle demande en désignant de la main la caméra : « Viens me débarrasser de ce triste spectacle ! » Elle rit, cache un instant son visage dans son voile, minaude presque. L’homme arrive. La femme se tourne vers lui pour se plaindre : « Elle s’obstine à me filmer. J’en ai marre. » « Casse sa caméra alors ! » conseille l’homme à la femme qui s’empare d’une pierre et fait mine de la lancer. On voit déjà la caméra détruite, la fin du film, l’écran noir. Mais la lapidation n’a pas lieu. Et le verdict de l’homme, tout aussi lapidaire, tombe : « Elle est foutue de toute façon. Elle a que la peau sur les os. Bientôt, elle fera des campagnes contre la famine. » Le duo se marre. L’image noire attendue arrive alors, un brin trop tard par rapport à nos « prédictions ». Comme en décalé, la réalisatrice s’amuse à « exaucer » nos attentes. Le générique commence puis l’image revient identique. Ce n’est pas la fin du film, mais son début. L’homme repart sur sa moto. La femme s’adresse à la réalisatrice : « Anna ? — Oui. — Regarde si les moutons sont encore avec Souad ! » Elle ne bouge pas du centre du cadre, arrange son voile. C’est une star, sûre d’elle et de son image. La saynète fait penser au cinéma burlesque des premiers temps (le plan fixe, l’échange de mots rapides, l’entrée de l’homme dans le champ de la caméra à gauche et sa sortie à droite). C’est également une parfaite scène d’exposition dans la pure acceptation classique. Tout est dit. Tout est joué également (ou déjoué, selon le point de vue adopté). Les personnages forment un trio. Il y a Farraj, l’homme, Baata – dont on apprendra le prénom par la suite –, une voisine et Anna, la réalisatrice – dont la présence se devine à travers les commentaires souvent irrespectueux et moqueurs des « acteurs » de ce documentaire. Nous employons le terme d’acteur à dessein. Non pas pour sous-entendre qu’il s’agit d’un docu-fiction, mais bien pour affirmer que le cinéma et ses codes hollywoodiens ont marqués l’imaginaire mondial. Qui, aujourd’hui, ne pense pas à la question de la représentation ? Le film l’atteste, malgré les plaintes des protagonistes et la volonté de l’interrompre (en faisant voler en éclats un modèle narratif clos). Ces habitants du petit village de la Jezira sont en fait ravis d’être filmés, ils s’en amusent, ils en jouent, ils en sur-jouent pourrait-on dire.
Ce n’est pas pour cela que le film n’est pas pertinent, bien au contraire. Il ne s’agit pas de proposer une œuvre qui documente un prétendu réel que la réalisatrice aurait pris sur le vif. Le réel, la réalité, est justement ailleurs, elle est déplacée ou plutôt justement réaffirmée dans la relation filmeur/filmés. La parole fait fi des convenances de la représentation visuelle (basées sur une prétendue transparence ou neutralité illusoire) tout comme elle remet en cause toute parole bienséante. Le vif échange de propos fait dérailler le récit classique attendu et en cela cimente et structure le film. La parole s’immisce, s’installe dans ce débordement du représenté. Son temps est celui du film. Le procédé à l’œuvre use de la réplique, du duel rhétorique autant que de l’humour noir. L’espace convenu devient lieu de connivence où la cinéaste est moquée, le quotidien vivement évoqué, comme est critiquée l’histoire politique retransmise par les médias. La conversation se déroule comme le film qui est en train de se faire. L’expérience que propose le documentaire est celle du dialogue qui adopte les formes classiques de la disputio et de l’ironie.
« La révolution ? T’as qu’à la regarder à la télé. »
Après le prologue, le titre apparaît à l’image. Je suis le peuple incite à penser, de prime abord, qu’il s’agit d’un énième documentaire sur cette récente période de troubles qui se poursuit encore. Notre esprit d’Occidental se prépare à « raccorder » avec les échos que nous en avaient donnés les médias européens… En cela, le titre fonctionne comme un piège et illustre parfaitement la construction du film. En effet, accompagnant l’intitulé du documentaire, calligraphié en arabe, se fait entendre la voix d’Oum Kalthoum, reconnaissable entre mille. On se dit, mais oui, bien sûr, le titre n’est pas aussi évident qu’il y paraît : il est éponyme d’une chanson de la vedette égyptienne. D’ailleurs Farraj, dans le plan suivant, est assis en plein champ. Il fait une pause cigarette et écoute la chanson venant d’un vieux transistor grésillant puis en fredonne les paroles pour se donner du courage dans son entreprise de désherbage, quelque peu titanesque… Si le titre du morceau est militant, les paroles sont aussi un chant amoureux. Il en va de même pour le film. L’engagement d’Anna Roussillon est aussi critique qu’affectif.
Certes, la cinéaste est habitée par un enthousiasme bien compréhensible au moment des événements de la place Tahrir. Pour preuve : ses cris de désespoir quand elle réalise qu’elle est rentrée en France, le 24 janvier 2011 au « mauvais » moment… : « Putain, je suis partie la veille de la révolution, non, mais je rêve ! Comment c’est possible ? Je ne sais pas comment je vais m’en remettre ! ». Les opinions des villageois sont néanmoins plus nuancées que celles de la réalisatrice. Ils témoignent de leurs craintes et de leurs espoirs. L’inquiétude est sensible, la réalité coïncide rarement avec les idéaux… Les points de vue n’en sont pas moins inattendus, corrosifs, loin de tous poncifs et du politiquement correct.
Depuis Paris, Anna Roussillon converse avec Farraj sur Skype : « Je voudrais voir la révolution. — La révolution ? T’as qu’à la regarder à la télé. » La réalisatrice doit s’incliner. Si, comme elle en fait le constat : « Tous les yeux du monde sont braqués sur la place Tahrir. », Farraj et les siens se trouvent à sept cents kilomètres de la capitale et se tiennent eux aussi informés par les médias audiovisuels.
« Le problème, ma chère Anna… »
La cinéaste revoit Farraj pendant l’été 2011, au printemps et à l’hiver 2012 et enfin durant l’été 2013, époque qui clôt le film. C’est l’occasion pour elle de le suivre dans son travail au champ et de débattre avec lui de politique. Elle se lie d’amitié avec toute sa famille chez qui elle finit par habiter. Le film atteste de son adoption, elle dont l’apparence très occidentale de garçon manqué se situe aux antipodes des rites et des opinions de cette famille musulmane. Le film instaure pourtant un espace de dialogue singulier. Il rend compte des opinions de chacun, du renversement de Moubarak et des rêves démocratiques qui en découlent, jusqu’à la chute de Morsi. Il permet de faire un pas de côté, une façon de créer un espace possible où remettre en cause les clichés et les attentes de chaque spectateur. L’humour vache fuse, les critiques vont bon train, le trait d’esprit féroce, qui se joue des présupposés de chacun, étonne et redessine subtilement les contours de cette Égypte millénaire où cohabitent moulins made in China et montgolfières anachroniques qui s’élèvent vaillamment dans un ciel ancestral.
Baata, en surveillant que ses moutons ne croquent la délicieuse luzerne du champ voisin, résume le dilemme ainsi : « Qu’est-ce que ça change pour nous ? Quel que soit le président, de quoi on profitera ? Quand on construit une maison, ils viennent la détruire. Ils nous mettent toujours des bâtons dans les roues. Le problème, ma chère Anna, c’est que la révolution a mis l’Égypte dans la paume d’un petit démon. Où va l’Égypte, tu penses ? Vers quels endroits ? Vers quelles contrées ? Personne ne le sait. (…) On va bien voir ! »