La caravane (le cirque ? le zoo humain?) cannoise s’apprête à plier ses gaules, les palmarès ont commencé à tomber à la Semaine de la critique et à la Quinzaine des réalisateurs, en attendant celui de la compétition officielle demain soir. Selon l’expression consacrée, on vient à Cannes pour prendre le pouls de la saison cinématographique à venir. Les lieux de découverte sont ailleurs, dans des festivals de moindre envergure, peu ou pas connectés au marché. Et c’est tant mieux, les films y sont mieux montrés, et assurément mieux vus. Car il faut bien pointer que toutes les sections, officielle ou non, sont ici dirigés vers le marché (par lui se dit-on parfois), s’offrant comme une tête de gondole aux acheteurs – après tout ce que l’on appelle La Croisette est un large et long trottoir.
World pudding
Avec son premier film (Le Fils de Saul) directement sélectionné dans la compétition internationale, László Nemes constitue assurément une découverte avec un film questionnant et passionnant. La compétition officielle s’est par ailleurs révélée particulièrement parlante à l’égard d’une « worldisation » – qui n’est toutefois pas une nouveauté – tendue vers la vente à l’international, avec ces films dotés de castings multinationaux bigarrés, le plus souvent en raison de la loi du marché (pas celle de Stéphane Brizé). Il s’agissait sans doute de la condition afin de passer la rampe pour Michel Franco (Chronic), Yorgos Lanthimos (The Lobster) ou Joachim Trier (Louder Than Bombs) – ce n’est pas la même affaire pour d’autres tels que Paolo Sorrentino (Youth) ou Matteo Garrone (Tale of Tales). Pour des résultats qui ne justifient pas ces agencements baroques ; c’est peut-être au seul Yorgos Lanthimos que cette internationalisation profite puisque cela assouplit quelque peu les règles de son cinéma corseté (Alps). On note aussi que Guillaume Nicloux (Valley of Love) dépayse deux figures françaises (Huppert et Depardieu) dans la Vallée de la Mort en Californie ; ceci génère de l’imaginaire, des formes de contamination ainsi qu’une mémoire (des rôles du duo d’acteurs plus que de ce lieu de cinéma).
Un Certain Regard a été un lieu d’exposition (heureusement pas seulement) de variations world pudding ; un cinéma sans regard, sans forme, sans geste, sans âme, criblé de lignes de scénarios multi-pitchés around the planet. On pense par exemple au croate Zvizdan (qui n’est pas un biopic de Zidane) de Dalibor Matanic (qui n’est pas l’avant-centre de l’équipe de Hadjuk Split), à l’indien Masaan de Neeraj Ghaywan, à l’éthiopien Lamb de Yared Zeleke ; on atteint ici un point limite de l’Internationale Festivalière, c’est-à-dire un cinéma pavillonnaire – des objets calibrés (comme les maisons d’un lotissement) co-produits et exposés par le pavillon de chaque pays.
Imaginaire culturel
Cette section Un Certain Regard a fait cohabiter ces objets avec des films de Kiyoshi Kurosawa (Vers l’autre rive), Apichatpong Weerasethakul (Cemetery of Splendour) ou Corneliu Porumboiu (Le Trésor), soit trois metteurs en scène de cinéma qui travaillent la forme et le récit, qui cherchent – et trouvent ! Ceci a créé des écarts abyssaux et fort cruels quand ils sont placés aux côtés des champions du cinéma pavillonnaire. Pourtant il s’agit bien pour ces trois auteurs d’un cinéma « national », ils filment un imaginaire culturel déterminé à partir d’un point géographique donné. Ils explorent un territoire (le plus souvent concret) mais ne nous l’exposent pas sur une gondole, ils travaillent sur l’émergence et le partage généreux avec autrui de cet imaginaire. On peut ajouter à ce tiercé Roberto Minervini (de nationalité italienne, installé de longue date aux US) qui, dans The Other Side, travaille (insistons sur ce noble mot) l’imaginaire des États-Unis, ce qui anime ce pays, ce qui l’agite. Il le fait par le biais de la marge, d’une manière parfois déconcertante et troublante en ce qui concerne le pacte que l’on entretient avec le film, mais ce film échappe indubitablement à cette logique world.
C’est avec ce travail que le cinéma reste un vecteur de transmission culturelle, un objet d’art, une possible pensée sur le monde. Miguel Torga écrivit « l’universel, c’est le local moins les murs » ; cet homme de lettres fantasque était d’ailleurs de nationalité portugaise, et dans ce domaine, on peut dire que Miguel Gomes a frappé fort en filmant l’imaginaire de la réalité d’un peuple, en prenant à bras le corps la fameuse question de la présence du « populaire », parvenant à nouer son présent et sa mémoire, une inquiétude quant à son avenir. Un autre film du festival, en compétition officielle, Mountains May Depart peut être associé à cette problématique ; Jia Zhang-ke y questionne d’une façon complexe cette idée de dilution, de déterritorialisation. L’élargissement du monde n’est en rien une extension de la culture, au contraire, il s’agit de sa folklorisation, donc d’une voie vers son extinction.