« Ô Roi bienheureux, on raconte que dans un triste pays parmi les pays… » C’est par ces paroles que se met en place la structure – empruntée au fameux recueil de contes populaires – des nouveaux films de Miguel Gomes. Nouveaux au pluriel, car c’est en trois volumes que se décline Les Mille et Une Nuits, sa dernière œuvre sélectionnée à la Quinzaine des Réalisateurs. Chaque film étant projeté indépendamment, c’est le premier opus, sobrement intitulé L’Inquiet, que nous avons pu, sidérés, découvrir ce matin. Qui est donc cet inquiet que le titre singularise ? Le peuple portugais sans doute mais peut-être aussi plus spécifiquement Gomes lui-même : il se met en scène en introduction de son film, abattu et angoissé. L’état catastrophique du Portugal, soumis aux injonctions économiques européennes, le fait se sentir irresponsable : comment continuer à réaliser des films alors que la pauvreté gangrène chaque jour son pays ? Comme dans ses films précédents (notamment Ce cher mois d’août et Tabou), Les Mille et Une Nuits naît d’une impossibilité de film et se veut le récit de cette aventure collective joyeuse contraint par sa production hasardeuse. Ainsi, dans une séquence franchement hilarante, plus Droopy que jamais, Gomes, la mine déconfite, fuit le tournage du film qu’il avait commencé sur des chantiers navals et des exterminateurs de guêpes. Pourchassé par son équipe technique qui finit par le rattraper pour lui régler son compte, le cinéaste propose de leur raconter des histoires afin de réduire la sanction qu’il va se voir infliger. Démarre ainsi, au fil des nuits, le récit par Schéhérazade de l’histoire d’un pays en crise et de ses habitants endormis.
Renaissance d’une nation
Dès lors, Gomes met en place une double articulation particulièrement ambitieuse par ses enjeux tant théoriques qu’esthétiques : en premier lieu, réaliser un film travaillé par la question du politique – tout en fuyant le militantisme – qui se base sur des faits divers qui lui ont été rapportés par des journalistes dépêchés aux quatre coins du Portugal. Puis, par un découpage en une table des matières qui chapitre ses récits, entrelacer ces histoires du quotidien avec l’imaginaire en les transposant dans une configuration merveilleuse : on y croisera ainsi un coq jugé pour chanter la nuit mais doué de parole pour se défendre (il sera le « premier cri qui réveille les consciences ») mais aussi un gouvernement factice du Portugal qui connaît quelques problèmes d’érection – tout le film est par ailleurs une lutte contre l’impuissance ; ou encore, un triangle amoureux ravagé par les flammes de la jalousie – séquence par ailleurs particulièrement magnifique où des enfants jouent à s’aimer comme des adultes. En réenchantant la campagne portugaise, le film ne choisit jamais la voie simple du documentaire ou de la fiction : Gomes préfère travailler le réel et l’imaginaire en les faisant se rencontrer dans le choc de ses rêves. Dur de faire le tour du film en quelques lignes et en une seule vision, tant L’Inquiet déploie une densité narrative charriant aussi bien la grivoiserie que l’engagement citoyen, le tout dans un rapport au présent extrêmement prégnant. On reviendra sur le film et l’ensemble de la trilogie à leur sortie en salles cet été. Il reste à dire que ses premières nuits passées avec Schéhérazade donne une envie folle de découvrir Le Désolé et L’Enchanté, projetés lundi et mercredi. Si les deux autres volumes de cette trilogie sont au moins au niveau de ce premier opus, il est à parier que l’on tient là un film-monde, qui recueille en lui toute l’âme d’un pays. Littéralement, un feux d’artifice.