L’annonce de la présence d’Alain Guiraudie en compétition officielle avait un goût de revanche tant il paraissait incontestable que la relégation à Un Certain Regard de son film précédent, L’Inconnu du lac, apparaissait comme une injustice il y a trois ans. Rétrospectivement, il aura peut-être fallu en passer par là pour qu’aujourd’hui Rester vertical soit sélectionné dans la catégorie reine de Cannes. Et autant dire que cette trajectoire semble être finalement la bonne au vu de l’ampleur magistrale que prend le cinéma de Guiraudie avec son nouvel opus : ampleur à la fois géographique (on y traverse la France de la Bretagne à la Lozère, bien loin du huis-clos lacustre de son thriller naturiste), ampleur thématique (le film embrasse une ambition politique à la fois retenue et affirmée) et ampleur formelle qui marque certainement un changement flagrant du rapport de Guiraudie au cinéma. Il ne s’agit pas de faire pour autant tabula rasa des œuvres précédentes mais de les passer au tamis du conte social pour en conserver les lignes de forces qui les caractérisaient, comme autant de lignes droites : le territoire du Causse, la frontalité des rapports sexuels, la permanence d’un certain pittoresque, la circulation du désir… Si Rester vertical est aussi traversé par des parcours divers, des ruptures manifestes, des chemins de traverse, sans doute est-ce à l’image de cette voiture qui fait demi-tour sur une route de campagne, le conducteur ayant décidé d’aller aborder le jeune adolescent qu’il venait de croiser – jeune adolescent auquel il propose de passer un casting pour jouer dans un film. Alors que donne à penser cette courte séquence de drague qui ouvre le film avant de voir le titre apparaître en majuscule sur l’écran ? Que le film sera histoire de choix, de désir et de cinéma. Et surtout, peut-être, que Guiraudie en mettant en scène un personnage de cinéaste va livrer son œuvre la plus intime, la plus âpre aussi et sans doute la plus noire.
L’inquiétude amoureuse qui concluait la traque nocturne de L’Inconnu du lac se rejoue très vite : Léo, en repérages pour son prochain film, est à la recherche du loup sur un grand causse de Lozère lorsqu’il rencontre Marie, jeune bergère. Le temps de quelques ellipses et d’une scène d’accouchement qui restera dans les annales, ils ont un enfant. En proie au baby blues, et sans aucune confiance en Léo qui s’en va et puis revient sans prévenir, elle les abandonne tous les deux. Léo se retrouve alors avec un bébé sur les bras. Réduite à quelques mots, la première partie de Rester vertical démontre la puissance de feu que Guiraudie prodigue à son récit – une première partie étonnamment hantée par les échos du cinéma de Bruno Dumont (autre cinéaste en compétition cette année) tant le cinéaste aveyronnais arrime sa mise en scène à une sécheresse rigoureuse inédite chez lui. Outre le fait que les deux réalisateurs travaillent en partie avec des acteurs non-professionels, on peut songer au vagin violé de L’Humanité lorsque Guiraudie filmera le sexe offert de Marie à la langue de Léo ou encore aux étreintes présentes dans tous les films de Dumont ici reprises lors d’une accolade entre Léo et le père de Marie. De même que la manière dont Guiraudie filme les paysages du Causse, non pas réduits à un simple décor folklorique mais, à l’instar de son collègue du Nord de la France, comme un prolongement mental de la psyché torturée de ses personnages. Cette hypothèse dit peut-être aussi la pente que semble prendre le cinéma de Guiraudie avec Rester vertical, passant de la fantaisie politique (dont subsiste notamment le personnage de Laure Calamy) à un drame profondément dépressif dont la seule issue possible semble être une déchéance sociale d’une grande violence – déchéance qui sera pourtant aussi la possibilité d’une recomposition permanente des couples au sein du film qui tente, comme un Rubik’s Cube, toutes les combinaisons entre les personnages, passant d’ami à amant en quelques scènes. Là se joue aussi sans doute, non sans un humour dont seul Guiraudie a la recette, la question politique pour le cinéaste, celle d’une communauté dont les rapports seraient constamment remis en jeu au sein d’une balance jonglant entre la cruauté la plus mortifère et la tendresse la plus poétique. Restera longtemps en mémoire cette scène mêlant Éros et Thanatos où Léo administre la mort à un vieillard tout en lui faisant l’amour au son des Pink Floyd. Revient alors en mémoire Ici commence la nuit, roman que Guiraudie publia fin 2014, déjà récit d’une gérontophilie avouée. Nuit que Guiraudie n’aura sans doute jamais aussi bien saisie, il faudra louer sans modération le travail remarquable de Claire Mathon à la photographie. Nuit que Guiraudie filme comme dans un rêve de science-fiction hallucinée où le loup qui rode dévore aussi bien les agneaux que les enfants. Reste à croire que Guiraudie a perdu, avec Rester vertical, une certaine partie de ces illusions. Son film, sublime, n’en est que plus déchirant. Nous y reviendrons évidemment lors de sa sortie le 24 août prochain tant cette œuvre mérite d’en faire plusieurs fois le tour, quitte à se perdre dans sa solitude désespérée.