Alain Guiraudie a tourné Viens je t’emmène en 2020, trois décennies après son premier court-métrage, Les Héros sont éternels, un autre film urbain secrètement comique. Après trente ans de carrière, on peut circonscrire trois grands éléments constitutifs du cinéma de Guiraudie : l’implantation au Sud de la France, ce qui en fait un cinéma régionaliste, à l’instar de celui des frères Larrieu ; une certaine crudité dans la manière de filmer le sexe (homo, mais pas seulement), combinée à la tendresse d’un regard posé sur des corps bedonnants ou âgés ; de l’onirisme, par l’entremise de scènes de rêves ou, de façon plus souterraine, par un floutage entre le réel et l’imaginaire. Chacun des films de Guiraudie naviguait jusqu’ici entre ces trois pôles, dont l’importance différait selon la nature du projet. Si l’un d’entre deux (le Sud) est complètement absent de ce film prenant pour décor Clermont-Ferrand (ville de « l’extrême-centre », à la fois géographiquement et politiquement), ce qu’il reste des deux autres amène à faire le constat difficile d’une perte de souffle de la part du cinéaste. Le sexe, toujours entravé par une sonnette ou par le franchissement d’un seuil (comme si l’on était chez Lubitsch), devient vite, passé la première scène entre Médéric (Jean-Charles Clichet) et Isadora (Noémie Lvovsky), une source de gags hélas tarissable. Isadora crie comme dans une pièce de boulevard (une fois, deux fois, trois fois…), tandis que l’habituel jeu de trouble érotique, redistribuant les rôles, paraît bien loin de l’utopie sexuelle dessinée notamment par Le Roi de l’évasion, qui faisait de l’homosexualité la norme. Le désir transite ici avec difficulté, voire même avec un certain désinvestissement déprimant, à l’image du personnage ingrat incarné par Dora Tillier, patronne caricaturale incarnant la « start-up nation », qui ne cesse de vouloir coucher avec le héros. L’onirisme n’est quant à lui l’affaire que d’une scène, heureusement très réussie, où l’on retrouve le versant freudien de Guiraudie. Hébergeant un jeune musulman à la rue (Selim, incarné par Iliès Kadri), Médéric rêve que son invité convie des islamistes à prier dans son salon. Chaque élément du songe convoque les angoisses du personnage et fait écho à différentes images qui le hantent. Hormis la nudité, balise classique du rêve, ou la façon dont le policier au téléphone désapprouve l’habitude qu’a prise Médéric de les appeler, la chute finale par la fenêtre apparaît comme une réminiscence de l’une des terribles images de propagande djihadiste découvertes la veille par le personnage. Cette remarquable précision de la mécanique du rêve défige momentanément l’écriture et produit un début de déraillement, toutefois vite avorté par le retour à la réalité.
C’est que la mise en scène paraît étouffée par le petit théâtre grisâtre dans lequel s’enferme le film. La volonté affichée du cinéaste d’affronter par l’absurde l’obsession sécuritaire et islamophobe de la France semble d’abord courageuse (la première scène de voisinage sur le palier de Médéric se révèle par exemple assez drôle), mais à mesure que l’intrigue progresse, le trouble se transforme en un imbroglio dont la substance paraît vague. Guiraudie ne veut sans doute pas s’en tenir à un simple discours sur la confusion dans laquelle est plongée le monde contemporain (vaste programme), mais il se perd tellement dans les dédales de son récit qu’on ne peut rien en tirer d’autre. Difficile de répondre à l’invitation du titre lorsque cette promesse se révèle si dévitalisée : entre les personnages qui disparaissent (le policier) et ceux qui changent de problème en cours de route (Selim et son supposé amour pour Médéric), Guiraudie ne parvient pas à trouver de ligne claire, même absurde. À force de multiplier les faux semblants et de cultiver l’ambivalence, c’est moins la complexité du monde qui transparaît qu’une forme de relâchement et même d’indécision, qui se retourne contre le récit dès que celui-ci s’installe. En résulte un film trop sage à certains endroits, et trop sommairement bordélique à d’autres. Peut-être fallait-il que Guiraudie se perde dans cet hiver d’intérieurs auvergnats pour que l’on se rende compte à quel point ses grands films tiennent sur un fil. Mais il ne suffit pas d’opérer ici un décalage, et de glisser là un regard empreint de douceur sur un personnage secondaire, pour retrouver la subtilité des réussites passées.