À l’image de ses personnages obsessionnels, partagés entre un entêtement et une aspiration à la fuite, le cinéma de Guiraudie se caractérise par un étrange mélange de cohérence bornée (c’est une qualité) et d’indécidabilité : à peine a‑t-on cru localiser son désir que ce dernier prend une autre direction. Si les films reconduisent à chaque fois une poignée de motifs et tracent un sillon unique dans le champ du cinéma français, ils oscillent néanmoins assez nettement entre une rigueur (celle de Ce vieux rêve qui bouge et de L’Inconnu du lac) et un relâchement formel, perceptible en particulier dans les œuvres les plus allègres, mais qui s’est peut-être encore plus accentué depuis que le metteur en scène est également devenu écrivain, en 2014. Le titre de son deuxième roman, Rabalaïre, offre d’ailleurs une clef possible pour élucider « l’énigme Guiraudie » : en occitan, le terme désigne une personne seule qui n’est jamais chez elle, « un mec qui va à droite, à gauche ». Miséricorde se trouve justement à la croisée de ces deux mouvements, que l’on pourrait recouper aussi avec deux grandes humeurs (d’un côté la fantaisie hédoniste, de l’autre l’angoisse existentielle) que le cinéaste ne cesse d’entremêler. Soit l’histoire de Jérémie (Félix Kysyl) qui, pour les funérailles de son ancien patron boulanger, revient dans un petit village forestier dans lequel il a jadis vécu. S’amorce alors un récit naviguant entre Théorème (l’arrivée du jeune homme, mi-ange mi-démon, chamboule l’équilibre de la petite communauté) et le Chabrol de La Femme infidèle ou de Juste avant la nuit, par sa manière d’articuler la narration autour d’un abîme. On pourrait croire que ce programme de film noir est en rupture avec les précédents films de Guiraudie : il n’en est rien, même si le récit met un certain temps à abattre ses cartes. Il s’agit toujours au fond de la même trame, celle qui, depuis Du soleil pour les gueux, constitue la colonne vertébrale de sa filmographie : un marginal pénètre un microcosme et y tourne en rond, tiraillé par un désir inassouvi, qui ouvre sur un entrelacs de frustration (il butte sur les mêmes impasses) et de liberté (les tentatives d’évasion plus ou moins concluantes). La « Guiraudie », cette région imaginaire dans laquelle chaque film vient planter son décor, s’apparente de la sorte à un espace redéfini par les pulsions des personnages (la bisexualité y constitue comme d’habitude une forme de norme non discutée) et en même temps menacé par une puissance répressive ou meurtrière. Ici, on ne trouve pas de guerriers de poursuite, de tueur en série ou de créatures monstrueuses (ounayes, silure, loups), mais un voisinage qui semble constamment épier Jérémie et ses interlocuteurs (« on vous a vus » est une phrase souvent répétée), dont seuls quelques courts plans, comme tirés d’un film d’horreur, révèlent la présence.
Ce retour à l’essence guiraudienne, après deux films plus inégaux (notamment Viens je t’emmène, qui avait beaucoup déçu), suscite toutefois des sentiments nuancés. Il faut reconnaître que la mise en scène a perdu de sa vigueur et de la vibration qu’apportait l’argentique – peu nombreux sont d’ailleurs les cinéastes français des années 1990 – 2000, de Desplechin à Bonello, qui ont véritablement su s’adapter à la transition numérique, souvent synonyme de déflation de leur esthétique. Miséricorde ressemble de fait la plupart du temps à un Guiraudie en mode mineur, parsemé de petits effets de signature (par exemple, ce que le film organise autour du gendarme), mais sans la rigueur mathématique des boucles narratives de Ce vieux rêve qui bouge et de L’Inconnu du lac. Quelque chose finit néanmoins par prendre, grâce à un personnage constituant le cœur faussement secret du film (cf. le titre) : le curé du coin. Il incarne un archétype cher à Guiraudie : le vieux bedonnant auquel le désir se refuse et qui, bon gré mal gré, devient l’ange gardien du personnage principal. C’est cependant la première fois que cette figure, complétant généralement un triangle amoureux dysfonctionnel, apparaît à ce point centrale dans l’économie du récit et du montage. Les plus belles scènes de Miséricorde reposent sur ses apparitions quasiment surnaturelles ; on dirait presque qu’il se téléporte d’une coupe à l’autre pour cueillir les champignons et garder un œil sur ses ouailles. Ce n’est de prime abord pas grand-chose, mais la façon dont le film se reconfigure à son contact (et s’achève dans une fin suspendue comme Guiraudie les affectionne) finit par sécréter un parfum assez entêtant, qui persiste longtemps après la projection, en dépit de la facture parfois terne de l’ensemble. Le cinéma de Guiraudie n’est peut-être pas au meilleur de sa forme, mais il n’en demeure pas moins un vieux rêve qui bouge encore.