On appréhendait un peu de découvrir le nouveau film de Valéria Bruni-Tedeschi, papesse du cinéma d’autofiction à la française, qui prend place au Théâtre des Amandiers dans les années 1980, à l’époque où il était dirigé par Patrice Chéreau (interprété ici par Louis Garrel). Si la tentation de l’autoportrait demeure présente (la réalisatrice a fait partie des élèves du théâtre-école), le résultat est loin de se complaire dans le narcissisme que l’on pouvait redouter. Le film affiche d’emblée une patine rétro qui éclaire l’horizon nostalgique du récit, centré sur la vie d’une troupe de jeunes acteurs ballotés entre la préparation d’une pièce (Platonov de Tchekhov) et le tourbillon de leurs histoires sentimentales. Forcément, on songe à 120 battements par minutes, hanté par les mêmes spectres – le SIDA, la mort, le sentiment de gâcher sa jeunesse. La comparaison a du sens : Les Amandiers est bien ce film de groupe innervé par une pulsion vitaliste, comme le résume le titre anglais, « Forever young ». La place qu’occupent les scènes de répétition permet de circonscrire plus précisément le rapport de Bruni-Tedeschi à l’art en général, et aux acteurs en particulier : jouer est une affaire d’intensité (il faut étreindre, pleurer et crier plus fort) et d’introspection – un bon comédien, semble-t-elle nous dire, est celui qui parvient à mettre complètement ses tripes sur la table. On ne s’étonnera pas de cette définition étroite, au regard des précédents films de la réalisatrice, riches en effusions outrancières et crises d’euphorie confinant à la folie.
Quand bien même cette vision du cinéma (car le cinéma, pour Bruni-Tedeschi, c’est avant tout des acteurs) a de quoi rebuter, il faut néanmoins concéder que quelque chose finit par prendre. Cela tient d’abord à la manière dont le film invite au plaisir simple et ludique, du moins si l’on aime les acteurs, de voir des comédiens s’emparer d’un texte et d’une situation, puis d’explorer différentes combinaisons et configurations afin de trouver le ton adéquat (« on cherche », répètent d’ailleurs souvent Chéreau et Pierre Romans, l’autre tête pensante du théâtre). Mais ce n’est pas la seule raison : à mesure que le récit se déplie, Bruni-Tedeschi paraît subrepticement infléchir sa manière de construire les scènes, qui se révèlent par endroits plus sages et plus fines, aussi. C’est le cas de celle où Stella (Nadia Tereszkiewicz) s’inquiète de ne pas voir Étienne (Sofiane Bennacer), son copain, sortir des toilettes, avant de comprendre qu’il fait vraisemblablement une overdose. Elle appelle un serveur qui parvient difficilement à forcer la porte. Si neuf cinéastes sur dix auraient filmé ensuite le corps groggy du junkie, avachi sur le carrelage des sanitaires, la réalisatrice s’arrête au seuil de la porte. Le serveur glisse juste sa tête à l’intérieur et confirme que le jeune homme respire encore. Ordinairement, le cinéma de Bruni-Tedeschi ne verse pas dans l’ellipse et le hors-champ ; il préfère gravir le volcan pour filmer au plus près l’effusion des sentiments. Or, il semblerait que ce film-ci cherche au contraire à explorer les gouffres du montage, pour laisser affleurer plus subtilement l’émotion. Les Amandiers ne repose alors plus seulement sur les interactions d’un collectif (séquences fortes en épanchements, dialogues à fleur de peau), mais sur des détails de mise en scène qui font mouche.
Ainsi de la séquence où Stella, en larmes, n’arrive pas à entrer sur scène pour la première de Platonov. Chéreau s’avance et, par une légère pression sur son épaule, entre la caresse et la poussée, lui donne l’énergie de quitter la coulisse. Si le plan se détache, c’est surtout parce qu’il est le fruit d’un décalage jouant sur les souvenirs du spectateur : pour la première fois, on voit le metteur en scène, représenté jusque-là comme une figure mythique ou un despote, trouver à son tour le geste juste. Bel effet de balancier : il aura fallu que Garrel joue tout du long un personnage globalement antipathique pour que ce petit pas-de-côté puisse pleinement émouvoir. Là, le film rompt avec sa conception limitée du théâtre. Jouer ne consiste plus seulement à se mettre à nu, entièrement et radicalement, mais à s’inscrire dans une mémoire des actions et des gestes. Surprise, donc : il se pourrait bien que Bruni-Tedeschi, en renouant avec sa jeunesse, ait signé une autofiction enfin mature.