« Le reset » : c’est ainsi que Manitas, un redoutable chef de cartel, qualifie l’opération qui parachèvera sa transition de genre pour devenir Emilia. Le reset, c’est désormais aussi le mode opératoire de Jacques Audiard qui, depuis sa Palme d’or pour Dheepan, s’est lancé dans une entreprise de remise à plat de son univers viriliste. Comme Les Olympiades, qui tentait de recouvrer l’élan fougueux de la jeunesse, Emilia Pérez se branche sur des questions contemporaines (en s’emparant d’un sujet délicat, qu’Audiard n’aurait probablement pas traité de cette manière il y a encore dix ans) en même temps qu’il manifeste un désir d’hybridité formelle – avec ici une ossature de comédie musicale. De sorte que, tel Flaubert qui clamait que Madame Bovary, c’était lui, Audiard, du haut de ses 72 ans, paraît dire à son tour : « Emilia Pérez, c’est moi ».
La tentative ne manque pas d’audace, même si elle affiche d’emblée un certain schématisme à rebours des ambitions composites affichées par le cinéaste. Transidentité = hybridité, donc comédie musicale entrelacée avec le portrait réaliste d’un Mexique dominé par la puissance mortifère des cartels, donc mariage du film noir et d’une chronique familiale (des années après avoir fait croire à la mort de Manitas, Emilia se fait passer pour une cousine lointaine afin de revoir ses enfants), donc mélange d’un thriller et d’un récit de rédemption. Cela pourrait être très curieux – le scénario trace une voie étrange, entre Madame Doubtfire et Le Secret magnifique de Douglas Sirk –, mais Audiard, toujours dualiste en dépit de ses bonnes intentions, ne parvient pas à cerner les ambivalences de son personnage. Beau sujet, malheureusement plutôt laissé en friche : après avoir provoqué la mort de centaines d’innocents, Emilia se convertit en patronne d’une ONG luttant pour retrouver le corps des milliers de Mexicains enlevés et tués par les cartels. Ce qui intéresse Audiard dans ce revirement tient à une idée qui constitue le cœur du film : la transition de genre d’Emilia s’accompagne d’une réjuvénation morale. On peut trouver la piste séduisante et osée, mais elle entraîne un double risque. D’une part, celui de gommer les ambiguïtés de cette figure trouble et de sacrifier sa part de complexité – ainsi, le film n’interroge pas la manière dont Emilia, qui ne fait pas qu’œuvrer dans l’ombre, devient aussi l’ambassadrice de ce mouvement pour la reconnaissance des disparus, et par là se met en scène. De l’autre, celui de tomber dans une certaine binarité jurant avec l’horizon que s’est fixé le personnage dans la réinvention de son identité.
Par exemple, lorsque Jessica (son ex-épouse jouée par Selena Gomez) annonce qu’elle se remarie, le fond clanique et dominateur d’Emilia ressurgit, et avec lui une certaine virilité dans le ton de sa voix. Cette manière de dissocier part d’ombre et part solaire, chacune associée à un genre, va précisément contre le trajet du personnage, qui cherche à s’extraire d’une essentialisation. Le film dans son ensemble est à l’avenant : les différentes pistes narratives (sa relation ambivalente avec Jessi, le jeu de dupes avec les enfants, l’exploration de la psyché d’Emilia), assez prometteuses, ne sont que survolées. Audiard semble trop fasciné par la figure d’Emilia – et trop viser la fascination, par l’enchaînement des scènes chantées et chorégraphiées – pour vraiment explorer son intériorité. La conclusion, centrée sur une procession, résume le problème du film : le poème entonné par la foule fait l’éloge d’un « mystère », mais à l’écran, ce que l’on voit, c’est l’image d’une sainte ou d’une prophétesse. Pousser la chansonnette et délaisser ses vieux réflexes (qui reviennent toutefois au galop, cf. le gunfight assez poussif de la fin) ne suffisent pas à transformer en profondeur le cinéma d’Audiard, toujours en quête de son reset.
N.B. : Emilia Perez a cependant l’intérêt de confirmer une tendance des films en compétition cette année, qui font de l’hétérogénéité leur carburant formel. En témoigne la présence ici, partagée avec d’autres films (Megalopolis, Bird) de triptyques ou d’images exogènes intégrées à la chair du récit (le clip-karaoké de Selena Gomez). C’est comme si la fièvre du Coppola, présenté en début de festival et qui a laissé une partie de la croisette dans un état de perplexité profonde, contaminait les films qui le suivent. À moins que ce ne soit la projection de la première partie du Napoléon d’Abel Gance, montrée dans une version restaurée le jour de l’ouverture (et qu’on a malheureusement loupée à cause d’un train en retard), qui ait lancé le bal ? Cette soif d’expérimentation (même si les films n’en tirent pas toujours le meilleur parti) donne en tout cas une couleur réjouissante à ce début de festival.