Ceci est un rattrapage : casé en fin de festival à Cannes en Séance spéciale de la sélection officielle et sorti en salles (le 23 mai) dans la foulée en plein embouteillage de la distribution, Maïdan ne bénéficie(ra) pas de l’exposition qu’il mérite. La démarche de Loznitsa s’apparente à celle de Stefano Savona au Caire (Tahrir, place de la libération) : l’un et l’autre se rendent dans une révolution en cours, à l’intérieur de son espace précisément délimité – une place occupée, qui finit assiégée – où s’organise une société (avec ses services « publics » bricolés : cours d’initiation, alimentation, médecine) portant les prémices espérés de celle à venir. L’Italien recevait le mouvement et l’énergie de la révolution égyptienne, l’épousant par son propre mouvement de filmeur obstiné profitant de la légèreté de son matériel (un appareil photo doté d’un micro intégré). Ses déplacements permettaient de ne pas figer l’événement, tout comme la perpétuelle hésitation entre le flou et le net formulait qu’il ne s’était pas encore fixé dans une vérité — son issue. Savona choisissait dans la multitude un aiguillon, un étudiant et poète insurgé, sorte de figure emblématique du mouvement de Tahrir.
Savoir voir
Retrouver Sergei Loznitsa plongé parmi la foule de Maïdan et l’urgence d’un événement en train de se faire n’est pas sans étonner quand on connaît sa filmographie qui ne se limite pas à ses deux fictions sélectionnées à Cannes – My Joy et Dans la brume. On l’imagine mal se comporter, comme Stefano Savona, dans un déplacement perpétuel et urgent. Ce n’est pas un reproche de voir en Loznitsa un esthète pratiquant l’élégie avec un travail pictural et sonore sophistiqué, bien loin des remous d’une foule en révolution – même si son travail précédent n’exclut pas les visées politiques, comme par exemple Blockade, Revue ou la virulence de My Joy. Premier constat, l’esthète Loznitsa demeure ici esthète. Le geste est radical : les événements de Maïdan sont captés au moyen de plans fixes très composés, vécus dans une durée de plusieurs minutes. L’attente désœuvrée comme les saisissantes déflagrations de violence composent des tableaux de la révolution ; temps forts, temps creux, tous méritent l’attention car ils sont porteurs d’un sens que seul la durée peut faire naître. Ce choix – somme toute peu étonnant de la part de Loznitsa – déplace la question politique du discours vers une politique du regard, parfaite antithèse de l’assommant storytelling médiatique. Il faut d’abord regarder pour voir, seule la pensée rattachée à ce regard est porteuse d’un sens, et c’est le temps qui rend possible l’accomplissement de ce que l’on pourrait appeler un savoir et pouvoir voir.
Le tout premier plan est en ce sens programmatique de l’entreprise de Loznitsa, ici au cadre, accompagné de deux opérateurs. Il fait un froid de gueux, l’hymne national ukrainien retentit : les têtes se découvrent les unes après les autres, ceci fait vibrer le tableau ; à la fin du chant, le mouvement s’inversera. La durée permet d’appréhender la foule dans sa multitude tout en pouvant individualiser ses composantes. Ce plan séquence est comme un échantillonnage des insurgés (cf. photographie en tête de l’article) ; l’âge moyen est plutôt élevé, une plus forte proportion d’hommes mais une frange féminine importante se trouve là. Cette foule est dotée de signes (drapeaux, oriflammes) mais ceux-ci ne prolifèrent pas spécialement. En haut à droite du cadre, deux hommes encagoulés en uniforme kaki semblent relever d’une dimension paramilitaire – ils sont véritablement deux taches parmi les vêtements civils. Les mouvements de tête de l’un d’eux rappellent les nervis infiltrés dans les manifestations surveillant l’entrain de la foule. Ces éléments, disons « fascisants », sont-ils à la manœuvre, comme on a pu le dire, à cet instant T ? Non. Ce type d’individus était-il présent à Maïdan ? Oui. A‑t-on appris du mouvement de Maïdan grâce à ce plan ? Oui.
Reconstruction par le regard
Saura-t-on tout ? Non. La démarche de Loznitsa est d’une folle ambition – embrasser la foule et l’événement – et d’une grande humilité : il n’est possible de relater cet événement que de façon fragmentaire, non en en épousant le mouvement mais en l’accueillant dans un cadre fixe où des flux passent et/ou stationnent. Ce qui entre dans l’image rend pensable l’événement tout en permettant de penser ce qui ne s’y trouve pas. Cette relation entre le plan et sa durée est une passionnante tentative de mise en récit d’un l’événement en cours : la foule porte une histoire – celle d’un soulèvement contre un autocrate honnis – multipliée par les histoires de chacun de ces individus réunis pour une même cause ; leurs intérêts convergent, au moins pour un temps (n’oublions pas ce qui est advenu de la Révolution orange dans ce même pays). L’événement est le croisement du singulier et du collectif, sa narration complète serait la somme – impossible à fixer en un film, en un livre, en plusieurs – de cette multiplication. La mise en récit de l’événement ne peut être autre chose qu’une équation exponentielle.
Chaque plan de Maïdan recèle la subjectivité – le cadre, le choix d’un point de vue à l’intérieur du lieu-titre, et la durée du plan décidée au montage – du cinéaste tout en rendant libre celle d’un regard du spectateur. Le cadre fixe ne fige pas le sens, il le met, au contraire, en mouvement, l’ouvre. Cette façon – lacunaire et fragmentaire – d’appréhender le lieu et l’événement nécessite évidemment un spectateur volontaire et actif, au travail, cheminant dans et entre ces fragments, le regard invité à une reconstruction des événements – et non à une reconstitution ou à une narration (il n’y a pas d’autre personnage que la foule). Maïdan élabore en ce sens une circulation foisonnante entre image, regard et pensée, ainsi qu’une passionnante proposition théorique quant à la représentation d’un événement en cours. Le spectateur n’est pas informé, mais son regard (s’)informe en étant placé en situation de co-présence avec des images et des sons. Impossible de déclarer à la sortie du film que l’on sait tout, il l’est tout autant de dire que l’on n’a rien vu de/à Maïdan.