À son arrivée a Édimbourg, une brochure de 240 pages attend le pauvre critique de cinéma – une page pour chaque film sélectionné par l’«Edinburgh International Film Festival». Pas grave… on courra dans les rues embrumées de la ville pour assister à autant de séances que possible. On passe en quelques heures de la comédie au mélodrame, du film d’horreur au film d’avant-garde, on parcourt en un rien de temps les 5 continents… et pour se revigorer à l’écossaise, rien de tel qu’un petit pub en fin de soirée. Quoi qu’il arrive, on ne pourra pas tout voir. Mais on comprend rapidement, tout comme les nombreux distributeurs qui viennent faire ici leur marché, que se dessinent en deux semaines, à l’ombre du vieux castle sur son rocher, les grandes tendances du cinéma de cette année.
J+0
Chaque année, Édimbourg vit un grand tremblement. L’hiver, 500 000 âmes (et quelques fantômes) affrontent le froid et les nuits interminables. Mais quand vient l’été – ou ce qui en tient lieu – s’y pressent un million de curieux, soit le double. On aurait tort d’ignorer en effet qu’Édimbourg est :
1) la capitale d’un pays à lui tout seul – mais oui, l’Écosse,
2) la patrie du vrai whisky,
3) MAIS AUSSI une ville internationalement reconnue pour ses festivals.
Et les festivals, on en compte au moins sept officiels, dont le très fameux Fringe Festival (théâtre), ainsi que les International Festival (musique), Book Festival (livres – où l’on peut croiser cette année Pinter, Kadaré, Rankin, PD James, etc.), Art Festival, Jazz Festival, Politics Festival… et, naturellement, le Film Festival (14-27 août), qui fête cette année son 60e anniversaire !
Bref, il y a foule, et pour qui a connu les rues ou les parcs déserts et brumeux d’Édimbourg, la transition est surprenante : un dôme violet gonflable a envahi le skate parc, une sorte de fête foraine style Mirapolis s’est installée devant l’Université, un marché aux puces s’est niché au beau milieu d’un cimetière. Entre les comédiens sur échasses et les flyers distribués sans compter, on ne sait bientôt plus où donner de la tête.
Justement, l’atmosphère qui règne au Film Festival, c’est la profusion… voire la surabondance des propositions : ce ne sont pas moins de vingt-cinq films par jour qui sont proposés au public ! Le tout est réparti sur douze sections, dont les films d’animation, les courts, les documentaires, les films de minuit (nanars, films d’horreur et de kung-fu), les vidéos d’art contemporain, les films musicaux. Le cœur du festival, les longs-métrages de fiction représentent environ quatre-vingt travaux. En fait, la plupart des films qui vont ponctuer cette année cinématographique sont ici.
J+3
Au bout de trois jours et quelques douze films, plusieurs tendances fortes apparaissent. Il y a d’abord, comme un fil rouge, le thème prééminent de la famille en crise : du côté des parents, adultère, célibat, divorce. Tuning évoque ainsi la crise de la quarantaine à la Slovène, avec tromperie à la clé. La mère du film d’horreur coréen Red Shoes surprend son mari au lit avec sa maîtresse – traumatisme autour duquel s’organise tout le récit. Celle de Guernsey surprend le sien dans les bras d’une autre. L’arrivée d’une petite copine fait exploser une famille chilienne apparemment unie dans La Sagrada Familia. Enfin, Dam Street raconte le destin contrarié d’une fille-mère dans une bourgade chinoise : par crainte du qu’en dira-t-on, sa mère lui a faire croire à la mort du bébé ; sa belle-sœur a récupéré et élevé l’enfant en le faisant passer pour le sien ; le père, lui, est parti au loin. Plus tard l’héroïne se rapproche d’un enfant cabotin de dix ans sans savoir qu’il s’agit de son propre fils.
Du côté des enfants, on trouve des adolescents en pleine crise, des orphelins, des gosses abandonnés ou partis au loin. Twelve and Holding explore la rébellion radicale de trois préadolescents américains contre leur famille ; l’un est traumatisé par la mort de son frère jumeau, un autre ne supporte plus de vivre dans une famille d’obèses, une troisième tombe amoureuse d’un bûcheron, patient de sa psychiatre de mère. Il y a aussi l’héroïne japonaise de First Love, abandonnée par sa mère quand son père est mort. Celle, coréenne, de In Between Days ne cesse de mentir à sa mère et d’écrire à son père des lettres qui restent sans réponse. Pire encore : pour survivre, une famille cambodgienne vend à un bordel une de ses deux filles, Holly. Et dans le documentaire East of Havana, alors qu’un des deux fils est resté faire du hip-hop à Cuba, l’autre, l’aîné, est parti s’installer aux États-Unis et ne reverra jamais sa mère.
Corollairement à ce thème du délitement de la cellule familiale, se dégage celui de la fuite, également très prégnant : M. Pilipenko construit un sous-marin dans son garage, sorte de projet cinglé grâce auquel il s’octroie une échappée en mer noire, soufflant quelques jours loin de sa femme possessive et de ses remontrances (M. Pilipenko and His Submarine, sorte de «Strip-Tease» ukrainien). Holly s’enfuit des bordels où elle échoue. La fille-mère de Dam Street prend finalement le train, abandonnant définitivement sur le quai son fils enfin retrouvé. Mais c’est en voiture que Marco prend la fuite à la fin de La Sagrada Familia. Enfin, de même qu’Aimie et sa mere ont quitté la Corée pour s’installer a Toronto (In Between Days), les Cubains de East of Havana rêvent aussi, malgré eux, d’Amérique.
D’autres thématiques fortes et récurrentes sont plus surprenantes : celle de la pédophilie, voire de l’inceste, se fait insistante. Holly n’a que douze ans lorsqu’elle est violée et prostituée. Puis elle tombe amoureuse de l’Américain Patrick qui tente de la sauver de son enfer. Il la refuse avec difficulté. Même schéma dans Twelve and Holding : l’adolescente de douze ans qui se dispute sans cesse avec sa mère observe son bûcheron nu sous la douche, et tente de s’offrir à lui. La petite fille de Red Shoes, elle, a noué un rapport passionnel avec son père, au détriment de sa mère qu’elle semble détester – complexe d’Electre à nouveau. Dans Dam Street, le fils de dix ans tombe amoureux de sa mère et l’observe sous la douche (bis) avant de la demander en mariage. Et dans Tuning, le père observe furtivement sa fille dans la salle de bain (ter). Quant au père de La Sagrada Familia, il n’hésite pas à sauter la petite amie de son fils.
Le sexe fait de toute façon problème. De deux choses l’une : soit, par immaturité, on ne passe pas à l’acte (les jeunes filles de First Love, In Between Days, Tuning). Soit on le fait, mais mal, mécaniquement (on en reste à la masturbation dans La Sagrada Familia, ou au missionnaire ressassé dans Tuning et Guernsey).
Enfin, bizarrement, la quasi-totalité de ces films met en scène des enfants uniques, ceux de Dam Street, de M. Pilipenko and His Submarine, de In Between Days, de Red Shoes, de La Sagrada Familia, de Twelve and Holding, et en un sens, de First Love (la mère a emporté son fils et abandonné sa fille) ou East of Habana (un des deux frères est parti) ; quand il y a plus d’un enfant, alors il s’agit de deux sœurs, comme dans Holly, Guernsey, Tuning.
Généralisons : dans tous ces films, l’intrigue se resserre sur un espace familial, clos, apparemment sécurisé, circonscrit à un lieu précis (une maison ou un quartier). La famille est elle-même réduite : un ou deux enfants, pas plus. Pourtant, la crise est systématiquement au rendez-vous, la sexualité étant le biais par lequel s’exprime le plus violemment cet éclatement familial : adultère, frustration, pédophilie, inceste. La stratégie la plus fréquente est alors la fuite, en solitaire. Double désillusion : la famille, c’est un refus/un refuge vis-à-vis du monde extérieur ; mais c’est le monde extérieur, d’abord rejeté, qui va devenir un refuge d’extrême recours contre la famille. Rarement seulement, la cellule familiale se recompose (Tuning, Guernsey). Une frange du cinéma contemporain semble ainsi voir l’homme moderne comme quelqu’un d’à la fois désespérément désengagé et apatride. Qu’il soit coréen, chilien, chinois, cubain ou japonais.
Pour l’instant, deux films sortent clairement du lot : La Sagrada Familia, et Guernsey. Le premier voit son intrigue s’étaler sur trois jours. Filmé à l’épaule dans une esthétique Dogma, il capte les expressions, les regards, les gestes qui sourdent et dépassent sous les dialogues. Le tournage s’est déroulé sur trois jours seulement (en temps réel, donc), ce qui semble un tour de force vu la performance époustouflante des comédiens. C’est le premier film de Sebastián Campos, diplômé de l’académie chilienne de cinéma. On lui pardonne une fin un peu forcée, car il fait montre d’une sensibilité et d’une finesse impressionnantes.
Guernsey, de Nanouk Leopold, émerge d’une cinématographie néerlandaise plutôt en retrait : après qu’Anna, son héroïne, a trouvé une collègue – apparemment équilibrée – pendue dans une douche, elle commence à mettre à distance et à questionner sa propre vie, ses proches : que signifie-t-elle pour eux ? Elle espionne son mari, découvre qu’il la trompe. Sa sœur, qui en a été la maîtresse avant Anna, continue à lui vouer jalousie et détestation. La mise en scène, toute en plans lents et fixes, en cadrages larges, adhère à ce parti-pris de mise à distance. La photographie est bleutée, presque métallique. C’est à Guernesey, paradis fiscal où son père vient de s’installer, que la crise se dénoue, lors d’une scène bouleversante. Anna surprend sa sœur au bord d’une falaise, prête à sauter, s’écroule en pleurs, avant d’être rejointe par sa sœur qui la prend dans ses bras.
J+6
Les trois jours suivants se concluent ce dimanche sur Wide Awake, un documentaire d’Alan Berliner. Le réalisateur s’efforce de nous faire partager son obsession pour l’insomnie, mais plusieurs critiques semblent assez rétifs à ce genre de problème et le font comprendre en s’endormant dans la salle. À leur décharge, il faut dire que la fin de semaine a été riche en découvertes… et donc pauvre en sommeil.
La famille était le thème-clé de la sélection des trois premiers jours… et continue de l’être les trois jours qui suivent. Plusieurs films évoquent à nouveau des moments de crise familiale, de délitement. Dans Iceberg, une mère de famille s’enferme par mégarde dans la chambre froide de son fast-food. Elle développe alors une fascination irrépressible pour les glaciers, quitte mari et enfants pour s’enfuir vers le grand Nord. Dans De particulier à particulier, la découverte d’une valise remplie de devises syriennes par un couple de jeunes parents les projette hors de la routine et de la normalité. Bientôt, ils se séparent. L’avocat de Family in Law dissimule à sa femme le fait que son bureau est en travaux pendant un mois : il compte bien profiter de son mois de vacances seul. Mutual Appreciation évoque le destin de trois jeunes amis qui tentent d’intégrer le milieu artistico-intellectuel new-yorkais. Les attaches avec les parents ont été rompues : le personnage principal n’appelle son père que pour quémander de l’argent. Sundays in August met en scène, entre autre, le personnage d’un libraire ne cessant de se chamailler avec sa mère : elle s’est séparée de son mari, il lui reproche d’essayer de le remplacer. Autre forme de délitement familial : Luxury Car raconte comment un père de famille quitte sa femme gravement malade afin de tenter de retrouver un fils dont il n’a pas de nouvelles depuis plus d’un an. Le temps de ses recherches, il cohabite avec sa fille et comprend peu à peu qu’elle est call-girl dans un hôtel de luxe.
Il y a pourtant une grande différence d’avec les films précédents : quand il y a fuite, la famille se recompose (Iceberg, De particulier à particulier), quand il y a dispute, désaccord ou mensonge par omission cela n’entame pas l’indéfectible affection qui unit les différents membres de la famille (Sundays in August, Luxury Car, Family in Law). La famille, à l’inverse des films précédents, apparaît comme la seule chose autour de laquelle on puisse organiser sa vie, et sur laquelle on puisse compter. Poussé à l’extrême, cela donne des exemples de famille unie mais… soit horrifiants dans Sheitan (Vincent Cassel y joue un père de famille bourru et sataniste), soit délirants dans The Host (où un retardé mental tente, avec l’aide de sa sœur et son frère plus ou moins psychotiques, de retrouver sa fille capturée par un monstre).
C’est la mort qui paraît davantage constituer le véritable moment de crise familiale : les scènes d’enterrement ou de visites de cimetière sont très nombreuses. Lorsque Maggy est écrabouillée par une statue tombée d’un échafaudage, son mari est inconsolable. Il ne se sépare plus de l’urne funéraire contenant les cendres de sa femme et paie son chauffeur pour le suicider (Shut Up and Shoot Me, comédie tchèque décapante). Il faut d’ailleurs noter que les cendres du jeune père de Dam Street étaient aussi placées dans une urne funéraire, sur un petit meuble. The Host installe une scène fabuleusement grotesque : les trois frères et sœurs, avec le grand-père, se roulent par terre en se tapant dessus, devant la photo de la petite-fille qu’ils croient avalée par le monstre. Le festival d’Édimbourg propose aussi des enterrements plus traditionnels : Perelman senior, le père de Perelman junior, héros de Family In Law, est enterré sous la pluie battante de rigueur en la matière. Dans Sundays in August, un mari vient rendre visite à sa femme dans un immense cimetière gazonné à flanc de colline. Enfin, le plus bel enterrement de la série est celui de la mère malade de Luxury Car. Le long d’une route de campagne, les hommes, en noir, ouvrent la route ou bien portent le cercueil. Les femmes en blanc et arborant des coiffes traditionnelles marchent devant le cercueil décoré de cordelettes multicolores.
Peut-être faut-il voir, au-delà de cette survalorisation (négative comme positive) de la famille, un besoin d’ancrage des films contemporains dans la sphère privée et quotidienne. Quand la famille n’est pas en jeu, c’est un lieu, familier aux personnages, qui va déterminer cet ancrage. Par exemple, Berlin est au cœur du récit de deux films allemands, Seven Heavens et Black Sheep. Le premier développe le récit elliptique d’une passion jusqu’au-boutiste entre une gothique et un cathare, le tout en bleu flouté et déformé. Le garçon habite sur l’île d’un parc situé au cœur de la capitale. Les deux amants font les allers-retours en barque. Black Sheep propose cinq récits qui s’entremêlent mais que rien ne relie sinon Berlin, décrit sous un angle trash : un petit-fils encule sa grand-mère comateuse lors d’un rituel gothique, un loser se tranche la main pour pouvoir se faire un peu d’argent, trois jeunes mecs en rut arpentent la ville en quête de filles à baiser, etc. Summer Palace, seul film asiatique de la sélection officielle cannoise 2006, s’articule autour d’un lieu privilégié : le Palais d’été, résidence des étudiants de l’Université de Pékin, qui ont manifesté sur la place Tian-An-Men en 1989.
Bref, tous les films de cette sélection édimbourgeoise sont fondamentalement dépolitisés. Familles en crise, passions amoureuses : sur plus d’une vingtaine de fictions, seuls trois films comme Holly et dans une moindre mesure, Summer Palace et First Love, auront fait des propositions différentes, engagée pour le premier, historiques pour les deux autres. Le monde contemporain et ses problématiques, son actualité, reste enfoui. Il n’affleure qu’à de rares occasions : flashs télévisés sur des attentats terroristes dans De particulier à particulier, alerte au virus (ressemblant étrangement à celui de la grippe aviaire) et ingérence américaine dans The Host, défense de la langue des Inuits, en deux minutes chrono au tout début d’Iceberg.
A contrario, on se réjouit de voir que quelques films se lancent dans des modes de narration très personnels. Il y a l’humour visuel d’Iceberg, dans une lignée Keaton-Tati, avec des trouvailles d’un drôle fou. Dans The Host (comme dans nombre de films sud-coréens), les inventions narratives ne relèvent plus ni du scénario ni des dialogues, mais du montage – de ses jump-cuts, ses ellipses, ses raccords –, des échelles de cadrage – qui créent de la tension en cachant une partie de l’action afin de la laisser émerger plan par plan – ainsi que du jeu constant sur les entrées et les sorties de champ. De fait, la narration y devient presque purement visuelle. Lou Ye fait de Summer Palace une grande fresque romanesque, peinte par touches, avec force musique, en passant d’un lieu à un autre et en multipliant les ellipses. Les personnages circulent dans le film comme dans un feuilleton, se trouvent, se perdent de vue, pleurent, se battent et se révoltent, s’aiment. Et ils font (beaucoup, beaucoup) l’amour – Lou Ye s’est attiré avec ce film les foudres du gouvernement chinois en heurtant la censure sur un double front : sexuel donc, et en osant parler frontalement de la révolte de 1989. On n’oubliera pas non plus Mutual Appreciation : noir et blanc à grain, dialogues interminables en station couchée, incertitudes amoureuses et professionnelles. C’est une sorte de remake de La Maman et la Putain d’Eustache, mais à New York dans les années 2000. Sundays in August, enfin, fait éclater son récit en réseau à partir d’un livre de Modiano autour duquel gravitent les destins de quatre ou cinq personnages – le film passe de l’un à l’autre sans prévenir. La première réalisation de Lee Jin-woo est certes low-budget mais incontestablement subtile.