Pendant plus d’une dizaine de jours, les stars font le saut dans la capitale écossaise : Arthur Penn, Steven Soderbergh sont dans les parages, Sigourney Weaver vient présenter Snow Cake, Charlize Theron aussi est de la partie, mais en tant que productrice de East of Havana. Naturellement, Sean Connery, le plus illustre des Ecossais, et sa femme font quelques apparitions : cela fait bien longtemps qu’ils patronnent le festival. La plupart des projections publiques sont suivies d’un débat avec le réalisateur : l’atmosphère est chaleureuse, presque familiale, on finit de s’enfoncer dans les fauteuils du Cameo et de la Filmhouse, les deux cinémas d’art et essai de la ville, et tant pis si les nuits blanches s’accumulent. Depuis une dizaine d’années, la sélection a, paraît-il, gagné en justesse grâce au regard acéré des trois jeunes derniers présidents : Mark Cousins, Lizzie Francke et enfin Shane Danielsen, qui après cinq ans de bons et loyaux services, passe la main pour l’année prochaine. Edimbourg s’enorgueillit ainsi d’avoir projeté des films tels que The Full Monty, La Vie rêvée des anges, Ratcatcher, Cours Lola cours, Billy Elliot, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, Hero, Old Boy, De battre mon cœur s’est arrêté, ou encore Mon nom est Tsotsi. Concernant le palmarès, puisqu’il y a un palmarès, le prix du meilleur documentaire est allé à The Great Happiness Space : Tale of an Osaka Love Thief. Rappelons que c’est de la section des documentaires dont le festival se targue le plus – et à juste titre. Il faut dire qu’à sa création celui-ci était consacré au documentaire… chasse gardée historique, donc. Le prix de la meilleure découverte, quant à lui, a récompensé London to Brighton de Paul Andrew Williams, tandis que le public a choisi Clerks II de Kevin Smith… Avouons cependant que ces récompenses ont relativement peu d’importance, car le véritable atout d’Édimbourg, c’est qu’on y embrasse en un coup d’œil tout le panorama du cinéma mondial. Let’s see.
J + 10
Les cinémas du monde entier sont représentés ici, et la question se pose forcément, à un moment ou un autre, de savoir si quelque chose qui relève d’un espace mondialisé s’y exprime… Ce quelque chose ne sera rien de plus que la petite cicatrice du vaccin BCG, que l’on retrouve de-ci de-là sur des épaules nues, dans Dead Man’s Cards, L’Annulaire, Water, ou sur la peau de quelques acteurs asiatiques. C’est que la plupart des films de la sélection traduisent un frappant repli sur soi, sur son propre espace et sa propre culture. Dead Man’s Cards évoque la reconversion difficile d’un boxeur en homme de main pour pub. La culture britannique du pub, et les réseaux plus ou moins mafieux qui s’y greffent sont au centre du film. Labour Equals Freedom évoque la descente aux enfers d’un chômeur slovène, sur fond de méfiance vis-à-vis de l’Europe. Water aborde une question proprement indienne : la tradition exige que les veuves se cloîtrent dans un ashram, où elles se rasent la tête et, devenues parias de la société, sont condamnées au célibat. Mais la jeune veuve héroïne du film n’est âgée que de huit ans… Dans London to Brighton, deux femmes fuient leur maquereau après une passe conclue en bain de sang : l’une des deux fuyardes n’a, elle aussi, que douze ans. Madeinusa est une toute jeune Péruvienne qui rêve de voir Lima. Un baroudeur reste coincé dans son village à l’occasion de la semaine sainte : ils tombent amoureux, sur fond de célébrations villageoises hautes en couleurs, rites et chants. Et d’inceste : le père attend de pouvoir dépuceler sa fille – les thèmes de l’inceste et de la pédophilie continuent donc de hanter la sélection. Oublier Cheyenne aborde le problème de la précarité dans la France d’aujourd’hui. L’Appel des arènes magnifie un sport national : la lutte sénégalaise. L’héroïne de Skin, Olga, est une jeune héritière portugaise du milieu des années 1960. Son seul handicap et sa seule obsession est la couleur de sa peau : son diplomate de père a fait quelques écarts conjugaux en Angola, alors colonie portugaise. Elle est noire, en butte au racisme latent qui règne alors au Portugal. Entre les pubs britanniques, le chômage en Slovénie, un ashram indien, les grèves de Brighton et les fêtes péruviennes, la précarité à la française, la lutte sénégalaise et la colonisation portugaise, cette cuvée 2006 est donc symptomatique d’un net centrage national.
Même, des thématiques nationales se dégagent. Les films allemands, représentants de la nouvelle vague du cinéma germanique, et pour cette raison sélectionnés en nombre (huit films, autant que de français), ont tous pour sujet la crise familiale. Deep évoque l’éveil difficile à la sexualité d’une adolescente mutique, sur fond de divorce parental. Summer ’04, le plus intéressant de tous, adopte le même canevas que La Sagrada Familia : les parents ont une maison en bordure de mer, le fils invite sa petite copine, dont l’arrivée provoque la dissolution de la famille. Elle tombe en effet amoureuse d’un beau voisin revenu d’Amérique : il a presque la quarantaine, elle n’a que douze ans (toujours le thème de la pédophilie donc)… Et bientôt c’est la mère qui tombe dans les bras de ce voisin, installant une situation tendue de jalousie/complicité entre elle et la petite copine. La tension culmine lorsqu’elles se retrouvent, côte à côte, dans un voilier lancé à toute allure contre le vent. 3° Colder, c’est l’histoire du retour du fils prodigue dans une petite ville allemande de province. Le fils qui a disparu il y a cinq ans réapparaît, et bouleverse les fragiles équilibres familiaux reconstruits en son absence : son frère, jaloux, s’éloigne de la famille ; son ex, qui a eu le temps de se marier dans l’intervalle, retombe amoureuse de lui. Enfin, Windows on Monday, qui fait montre plus que jamais de l’esthétique du plan-séquence chère à la nouvelle vague allemande, suit le périple d’une mère de famille en pleine crise, abandonnant mari et gosse sur un coup de tête, pour échouer, d’abord chez son frère puis dans un hôtel de luxe, dans les bras d’un tennisman has been qui la surprend nue au sortir de la douche.
Quant aux films asiatiques, ils semblent décidément obsédés par le thème de la prostitution et des maisons closes. La série inaugurée par Holly, traînée de bordels en bordels, est prolongée par Luxury Car – l’histoire d’une jeune call-girl dont le frère a disparu depuis un an. Lorsque son père la rejoint pour tenter de retrouver la trace de son fils, elle lui cache tant bien que mal la vérité sur son métier. The Great Happiness Space : Tale of an Osaka Love Thief est un documentaire rythmé et glaçant sur un bar à gigolos japonais. Arrivisme, désenchantement : le film illustre, sur l’exemple particulier de la prostitution, les dérives d’une société de consommation sans contenu et déshumanisée, condamnant chacun à la solitude. C’est encore le cas dans Midnight My Love, cette fois côté Thaïlande : le film raconte l’histoire du chauffeur de taxi Bati, qui tombe amoureux de la prostituée Nual et l’attend tous les soirs à la sortie de l’hôtel de luxe de Bangkok où elle fait ses passes.
Deux motifs, au moins, courent de films en films en cette dernière semaine de festival. D’abord, celui de la maison labyrinthique et inquiétante : c’était la résidence de campagne de Sheitan au grenier rempli de marionnettes et à l’atelier empli d’outils aiguisés. Dans Ils, c’est la demeure prise d’assaut par des ados cinglés – les galeries souterraines sont l’occasion de chasses à l’homme meurtrières. The Uncertain Guest, film espagnol retors, raconte l’histoire d’un architecte persuadé que sa maison est occupée par un intrus sur lequel il n’arrive pas à mettre la main – l’intrigue à rebondissements joliment ficelés se termine dans les sous-sols secrets de la bâtisse. Le récit de L’Annulaire se déroule dans une grande demeure isolée au large d’un port de commerce. Un scientifique y conserve des spécimens, que les clients veulent bien lui apporter, et pour ce faire, recrute une jeune secrétaire. Celle-ci tombe sous son charme, et, progressivement, découvre les vieilles pensionnaires de la maison, les bains désaffectés, les salles reculées où s’empilent les bocaux remplis de formol. Dans le bâtiment règne une atmosphère surannée, surnaturelle, presque anxiogène. Le personnage principal de Next Door, bien sous tous rapports, fait connaissance avec deux voisines imprévisibles, nymphomanes et hystériques. Les méandres de son délire vont déclencher l’apparition d’une succession de couloirs, de portes fermées à clé, de pièces dévastées, de salles de bain remplies de cadavres. Le film superpose habilement plongée dans la folie et exploration d’un appartement imaginaire. Cargo, lui, enferme Daniel Brühl (le beau gosse de Good Bye, Lenin !) dans un navire dont les clandestins sont jetés par-dessus bord… et justement, le malheur, c’est que Daniel Brühl est un passager clandestin. Les soutes du bateau pleines de containers se transforment en dédales où l’on joue un cache-cache mortel. La star de la radio de The Night Listener, jouée par Robin Williams, tente de mettre la main sur un jeune garçon dont il a édité l’autobiographie et avec lequel il a communiqué par téléphone pendant des mois : un cancéreux qui a subi dans son enfance les pires sévices, y compris sexuels, au sein de sa famille, et qui est désormais protégé, caché par une infirmière à la personnalité trouble (Toni Collette). Mais ce garçon existe-t-il réellement ? Robin Williams parcourt les sous-sols de la maison, les couloirs sombres de l’hôpital dans une quête angoissée. Enfin, la maison inquiétante de Summer ’04, c’est celle du beau voisin, dont s’est enfuie en pleine nuit la jeune fille de douze ans : mais s’est-elle vraiment enfuie ? Pour se rassurer, la mère, venue la chercher et effrayée par la placidité du voisin, passe un coup de fil à son mari…
Deuxième thématique : le meurtre… mais pas tout à fait net. Dans les films de la sélection, les assassinats sont complexes, embrumés, embrouillés, malhabiles. Bref, le crime n’était jamais parfait. L’homme que le héros de The Uncertain Guest descend n’est pas vraiment l’intrus dont il voulait se débarrasser. Les meurtres de London to Brighton, de Next Door, sont reconstitués peu à peu tout au long du film. Ceux de To Get to Heaven, First You Have to Die, film très sensible qui suit le parcours d’un jeune marié tadjik obsédé par son impuissance, de Madeinusa – un empoisonnement à la mort aux rats – sont impulsifs, imprévus, rageurs. Ceux de Dead Man’s Cards et de L’Appel des arènes sont foireux : coups de feu au terme d’une mauvaise échauffourée. Il y a aussi les meurtres involontaires : la crise cardiaque du père déclenchée par les insultes de sa fille dans Skin, le coup de baume fatal de Summer ’04. Quelquefois aussi, le meurtre n’est pas montré, comme à la fin de L’Annulaire, ou il est seulement suggéré, comme dans Cargo : Daniel Brühl surprend furtivement, depuis un canot de sauvetage, l’équipage passant des Africains par-dessus bord. Pire, dans Black Brush, c’est une chèvre que de jeunes Hongrois désœuvrés, traînant dans les rues et paressant sur les toits de la ville, égorgent, afin de récupérer le ticket de loto gagnant qu’elle vient d’avaler.
Pour des raisons différentes, deux films méritent particulièrement d’être mentionnés. How Is Your Fish Today ? est inclassable. Un scénariste raté décide, sur un coup de tête, de quitter Pékin, de partir sur les traces de son personnage Lin Hao. Il prend le train pour Mohe, le village le plus septentrional de Chine. En même temps, la réalisatrice fait un documentaire sur ce village de Mohe, et y insère son personnage. Par exemple, à la fin du film, elle montre des villageois en train de pêcher à travers la croûte glacée du lac : reportage type Thalassa. Pourtant, son personnage est à leurs côtés, apprend lui aussi à pêcher, contemple les neiges de la région, s’exprime en voix off. Le film est un peu ennuyeux et, par endroits, fade. Mais Xiaolu Guo, qui se réclame de Chris Marker, de Jean Rouch, fait de How Is Your Fish Today ? une fiction qui appelle le documentaire, et un documentaire mêlé de fiction, bref, un film qui est les deux à la fois et en même temps. Ce faisant, on découvre tout le potentiel d’un tel genre hybride.
The Empire in Africa est un documentaire d’une crudité sidérante sur la guerre civile ayant secoué le Sierra Leone pendant la dernière décennie. Enfants mutilés, exécutions en direct, corps dépecés, brûlés : les images, bien réelles, sont d’une extrême violence – en fait insoutenables. Parmi les plus traumatisantes : un civil nu, égaré, court en pleine rue le long d’une file de soldats. L’un d’eux, flegmatiquement, l’abat de trois balles : l’une dans le ventre le fait convulser, l’autre dans la poitrine le fait mourir, la dernière lui fait littéralement exploser le crâne. Autre vision d’horreur : un corps complètement calciné dont il reste pourtant les pieds intacts, en chair. L’importance de montrer de telles images (et de les décrire) est réelle : le documentaire les utilise afin de faire prendre conscience de la gravité infinie de la situation. L’image-choc sert un propos général. Le Sierra Leone est un pays riche en ressources, il possède des mines de diamant et de bauxite exploitées à bas coût par des sociétés étrangères, évidemment européennes, évidemment des anciennes puissances colonisatrices, et qui évidemment s’arrangent pour maintenir un gouvernement véreux, corrompu, à leur botte. Kabbah est un président financé par la Grande-Bretagne… mais élu démocratiquement ! Bref, le Sierra Leone est un pays riche mais où les inégalités sont démentielles. Lorsqu’une armée de rebelles se forme, une première guerre civile, meurtrière et atroce, éclate. Puis, après pression des opinions publiques occidentales, l’ONU intervient, et soutient les forces gouvernementales gonflées de troupes des pays voisins (Nigeria, Ghana, Mali) : les exactions de cette armée vont dépasser très vite en monstruosité celles du camp adverse. Pourtant, les officiels onusiens ne reviendront jamais sur leur décision de la financer. Il semble que trop d’intérêts soient en jeu : aujourd’hui, la paix revenue, après l’hécatombe et les horreurs, Kabbah est toujours président, et les inégalités plus révoltantes que jamais. Un quart des enfants meurt avant cinq ans. La démonstration du documentaire est implacable et bouleversante.