Une comédie noire (au sens de « grinçant » mais aussi de « film noir ») aussi astucieuse qu’affûtée est arrivée de Chine à la « Semaine de la critique » de la Mostra. Le film noir, plus ou moins comique selon les spécimens, est plutôt en vogue ces temps-ci dans ce pays, comme un gage de dénonciation amère des défaillances des institutions locales à juguler les turpitudes humaines. Mais Binguan se démarque en incarnant ce regard ironique dans sa structure narrative originale.
Contrechamps à retardement
Divisé en trois chapitres, Binguan s’apparente à une mini-série où chaque épisode raconterait les mêmes faits que les précédents d’un point de vue différent. On ne parle pas de versions différentes, comme pour Rashômon de Kurosawa et tous les films lui ayant emprunté son postulat, mais bien de points de vue, de regards, de perspectives sur une histoire n’appelant qu’une seule version, mais plusieurs interprétations par des personnages n’en ayant qu’une projection, un aperçu partiel. Usant de la bonne vieille ruse des feuilletons, chaque fin d’épisode soulève une question irrésolue dont on espère obtenir une réponse dans la suite – et l’épisode suivant, en tenant plus ou moins ses promesses, complète les faits et circonstances originaux par d’autres faits, d’autres circonstances voire d’autres personnages, jusqu’à souvent retourner complètement les interprétations précédemment admises, et tisser à l’arrivée une « comédie humaine » (au sens balzacien) foisonnante. Tout hors-champ dans un épisode (un interlocuteur au téléphone, l’observateur inconnu d’une scène…) n’est qu’un contrechamp à retardement appelé à être montré dans un des épisodes suivants, généralement au milieu d’une scène changeant profondément la perception de l’histoire. Et puis à l’inverse, ce sont parfois certaines révélations qui sont suivies de leur interprétation erronée, laissant jouir non seulement de la révélation de la vérité, mais aussi de l’enlisement des personnages dans l’erreur. Ainsi l’humour est-il tout issu des décalages entre ce que le spectateur sait (ou croit savoir), ce que les personnages apprennent (ou admettent à tort) et la façon dont l’ensemble des faits s’agence pour révéler la vérité ou créer du faux.
Errements sur la montagne
Mais Binguan ne se résume pas à un jeu tour à tour titillant et flattant le savoir. De quoi parle ce film, au juste ? L’histoire est si emberlificotée que même en éventer une partie est une gageure. Alors contentons-nous de ces quelques éléments : un cadavre, découvert près d’un village de montagne, change trois fois de nom au gré des errements de l’identification ; des habitants complotent, mentent, dissimulent, et les conséquences imprévisibles les condamnent à vivre avec le poids de ce qu’ils ont créé ; il y a des désirs inassouvis, des culpabilités à jamais muettes, des tragiques méprises, des évasions et des retours. Un feuilleton, vous dit-on. On pense à un autre film voué au plaisir de la narration feuilletonnesque sophistiquée : Le Manuscrit trouvé à Saragosse de Wojciech J. Has, avec ses multiples mises en abyme, film habile et beau, mais un peu froid et distant. En comparaison, il est heureux que tout à son Rubik’s Cube narratif, le réalisateur, scénariste et monteur Xin Yukun n’ait pas oublié de nous faire nous intéresser à des personnages dotés d’intimité.