Le nouveau film du réalisateur polonais Jerzy Skolimowski a tout d’un film-programme ou d’un film-concept annoncé dans le titre 11 Minutes. Onze personnages pour onze micro-récits d’une durée respective de onze minutes en montage alterné : un mari jaloux (interprété par Wojciech Mecwaldowski) et sa femme, une belle actrice sensuelle (Paulina Chapko), un réalisateur hollywoodien pas très recommandable (Richard Dormer), un coursier drogué, une jeune femme skinhead errante et suicidaire, un ex-prisonnier vendeur de hot-dogs, un étudiant voleur, un nettoyeur de vitres de gratte-ciel, un dessinateur de croquis, des urgentistes, des nonnes achetant des hot-dogs. Ces personnes vont peu à peu se croiser et le tout s’entrelacer dans un vaste mouvement choral résumé dans les onze dernières minutes du film, où, dans une chaîne d’événements, se précipite la résolution du film. On aura compris que le chiffre onze n’est pas un simple hasard, et il se donne par ailleurs à lire à l’aune d’une référence au 11 septembre 2001 à travers des avions frôlant des gratte-ciel.
En d’autres termes, le film de Skolimowski rejoue une forme de micro-catastrophe, laquelle catastrophe peut être de tous les instants, à quelque échelle qu’elle soit. Une fois explicité le dispositif de ce film-concept, il faut encore dire qu’il s’agit d’un film qui a peut-être la proposition formelle la plus audacieuse de cette édition vénitienne mais aussi la plus violente.
Le film s’ouvre par une série de plans brefs qui sont des images filmées depuis un téléphone portable, procurant un vertige et une désorientation accompagnés d’un son saturé. Dans son ensemble, Skolimowski joue sur une expérience particulièrement immersive enchaînant sur des raccords visuels et auditifs qui font le grand écart : nous pensons ainsi par exemple à une vue apicale enchaînant sur une vue basale, ainsi qu’à une musique hard rock enchaînant sur des carillons. Littéralement les plans sont sens dessus-dessous, comme la représentation du monde : l’expression « What the hell ? » formulée par le coursier cocaïnomane rend à ce titre bien compte littéralement de l’Enfer donné à voir, dont les nonnes mangeuses de hot-dogs sont le contrepoint ironique, ainsi que le Christ portant sa croix qui semble passer à un moment, tronqué, dans le champ. Le mari de l’actrice s’appelle en outre M. Hellman et d’autres allusions sont encore assez explicites, comme le lieu principal de l’intrigue, un hôtel qui serait le dernier cercle de l’Enfer. Mais au-delà de cette lecture allégorique, c’est aussi tout simplement l’expression d’un véritable bordel à l’oeuvre, sens de l’expression anglaise que nous citions qui a pris ce sens figuré : le film est particulièrement halluciné, recourant à de nombreux troubles optiques (beaucoup de scènes floues), et ménage une angoisse prégnante.
L’emploi récurrent du flou fonctionne comme le symptôme d’un questionnement de la représentation au cœur du film de Skolimowski : ses micro-récits sont autant de variations autour de genres cinématographiques (catastrophe, social, érotique, …) jouant notamment avec les codes du cinéma hollywoodien. Ces micro-récits se résolvent dans une vaste mosaïque de représentation sous la forme d’un split-screen ou d’un écran pixelisé gigantesque investissant tout le cadre de façon décroissante, vers des images de plus en petites jusqu’à un noir et blanc atomisé. Ce procédé aura été annoncé par une démultiplication d’écrans de surveillance des rues dans une antenne de police.
Au cœur de l’écran final, comme à plusieurs reprises, un point noir apparaît : dans une forme plasmatique qui est une sorte de gigantesque bulle dans l’air, dans le splash d’une goutte de peinture sur un dessin produit par celui d’un plongeur, sur le pixel noir d’un écran, dans la forme d’un visage qui apparaît sur un écran. Ce « dark spot » est une sorte de point noir de la représentation, vraisemblable avatar de l’Enfer donné à voir, mais aussi le signe d’un régime d’images post-« 11 septembre 2001 ».
À l’arrivée, malgré des mérites visuels et une vraie proposition formelle – le film semblant distordre constamment sa matière par ses effets –, 11 Minutes présente un dispositif d’ensemble particulièrement lisible et le réalisateur polonais semble esquiver le traitement de cette question d’un point noir de la représentation : ainsi, en est pour nous le symptôme un plan flou qui dure et ménage une tension angoissante, mais qui sera ultérieurement résolu puisque nous verrons son au-delà. 11 Minutes livre presque trop explicitement l’ensemble de son dispositif en faisant de notre monde un Enfer, ou plutôt un monde d’images dont le régime est infernal, doté d’un point noir et d’une catastrophe. C’est peut-être un arsenal trop savamment élaboré pour si peu en réalité.