De façon quelque peu paradoxale, les derniers jours de la Mostra ont sans doute été les plus riches en surprises. C’est au moment où le festival touchait à sa fin que nous avons découvert Les Souvenirs du fleuve, documentaire de Massimiliano et Gianluca De Serio consacré au « Platz ». Derrière ce nom exotique se cache, au nord de Turin, entre une boucle du fleuve Stura et un bois touffu, ce qui a été pendant quinze ans l’un des plus grands bidonvilles d’Europe.
Le documentaire est le résultat d’un an et demi de tournage dans ce lieu destiné à un démantèlement qui a pris fin l’hiver passé. Dépassant le témoignage, les frères De Serio semblent avoir transcrit la réalité du Platz à travers un film qui en partage le caractère labyrinthique, foisonnant et d’une troublante vitalité.
Avec ces fragments d’une année de vie(s) invisibles, de celles que l’on refuse de voir, ils nous livrent les jalons d’une mémoire encore en attente d’être édifiée et transmise.
Dans le respect de ce qui peut être considérée comme la réflexion inaugurale de leur projet : « le cinéma documentaire peut véritablement, grâce à la constance, à la présence, à la vie, à la compassion, racheter l’image des “derniers”».
Prémisse : cette entrevue naît d’une découverte de votre film. J’ai donc préféré m’appuyer à des éléments que vous aviez déjà indiqué dans la présentation, ainsi que sur certains concepts qui ont attiré notre attention. Tout d’abord : comment a débuté votre rencontre avec le Platz (le bidonville qui fait l’objet du documentaire) ? Vous habitiez à côté, c’est bien ça ?
Nous avons vécu pendant de nombreuses années, et je vis encore à trois cent mètres environ du Platz. On y passait, on y passe tous les jours pour nous rendre au centre ville. Cela nous a poussé d’abord à y tourner quelques scènes d’un film de fiction que nous avons réalisé en 2011, et ensuite, quand nous avons découvert ce projet de démanteler le bidonville et de déplacer les familles, nous avons décidé d’approfondir, de rentrer à l’intérieur, de raconter les vies des personnes destinées à quitter le lieu d’ici peu.
Vous évoquez, à propos du film, une structure rhizomique, une structure sans hiérarchie en somme, avec une circulation constante d’un point à l’autre. On remarque que votre manière de filmer est également instable : on change sans cesse de cadre, de point de vue, de perspectives. Cette instabilité du medium est-elle liée à l’instabilité du lieu : il s’agissait d’une solution vous permettant de capter la réalité du Platz ?
Quand nous commençons à faire un film, un documentaire, la première chose que nous faisons, outre les repérages, où l’on prend des photos, où l’on rencontre des gens et où l’on enregistre des histoires, c’est de dessiner.
Ah bon, vous dessinez ?
Oui, nous dessinons des parcours ou des images qui cristallisent le lieu que nous filmons, ou l’histoire que nous voudrions raconter.
Le dessin change, il est de plus en plus lié à ce qui se transforme sous nos yeux. Dans ce cas de figure, il s’agissait d’un labyrinthe, qui changeait constamment de perspective. Le paysage même du Platz est une surprise constante : au niveau visuel mais aussi sonore. Cet aspect inattendu nous a influencés, y compris au niveau du montage.
À propos du paysage : le titre, Les Souvenirs du fleuve, donne presque un sentiment d’élégie, ou de lyrisme. Les premières scènes du film, où l’on voit le bidonville, déjouent cette attente. Mais justement, au sein du film, on retrouve des éléments typiques du paysage piémontais : je pense aux montagnes… En réalité, il s’agit d’un lieu particulièrement reconnaissable. Et l’on finit par avoir l’impression que le bidonville est beaucoup plus en contact avec la nature que les immeubles où sont relogées ces personnes, comme s’il vivait en contact avec un cycle naturel. Cette dimension vous a‑t-elle intéressée particulièrement ?
Oui, on peut évoquer cette question au niveau visuel, spatial : il s’agit d’un lieu dans la nature. Mais dans une nature un peu particulière : qui est née et s’est développée sur les ruines, sur l’immondice, et à côté du fleuve, qui constitue un hors-champ constant et semble presque indiquer la présence d’un destin.
Il y a aussi la dimension du temps : nous avons voulu rendre compte de notre parcours d’un an et demi. Le film suit le rythme des saisons : il commence en hiver, et l’on revient à l’hiver final où le campement est détruit. Il y a cette dimension, laisse moi employer l’expression, cosmologique, ou cyclique, qui dépasse les petites histoires qui s’entrecroisent dans le film, et qui a à voir avec le flux de la vie.
Toujours à propos du temps : l’élément le plus déroutant du film est sans doute le constat que la destruction n’a pas lieu une fois, mais qu’elle se prolonge dans le temps. On a donc une série de démantèlements qui transmettent la violence vécue par les habitants : une sorte de déstabilisation constante…
Nous avions l’opportunité de montrer plusieurs démantèlements. Il y a eu également des auto-destructions des baraques. Les roms ou les habitants que l’on déplaçait devaient souscrire un contrat où ils assumaient la responsabilité de l’auto-destruction de leur baraque.
Et puis il y a eu les destructions quand les baraques avaient été déjà abandonnées, avec les pelleteuses…
Comme celle qu’on voit à la fin ?
Non, là il s’agit d’un mélange entre un démantèlement fait sur le tas et l’intervention des pelleteuses.
À la fin, après avoir recueilli du matériel sur les différents types de destruction, une « typologie de la destruction » hélas, nous avons choisi de les disséminer le long de l’histoire, parfois aussi en coup de vent : ce sont des moments qui scandent le récit. Et puis il y a eu l’expulsion finale qui est aussi un exode, où l’on voit toutes les personnes qui traînent leurs affaires vers un ailleurs qui ne nous est pas livré, que nous connaissions, mais pas le spectateur.
C’est un hors-champ, qui rappelait l’écoulement constant du fleuve.
Revenons sur le temps : quand on voit le démantèlement des baraques, on s’aperçoit que l’architecture du bidonville n’est pas faite de bâti, mais plutôt d’une série de strates. Cela évoque presque un espace de mémoire, qui est mis à nu progressivement.
Oui, c’est un aspect visuel très intéressant : les images en disent long. C’est presque comme une église baroque, la vision que nous avons eue de ce lieu a été celle d’un lieu traversé par de nombreuses vies, qui ont transformé, ajouté, soustrait ou qui sont juste demeurées dans ce « gruyère » du Platz.
Il faut se rappeler qu’il ne s’agit pas uniquement d’une caractéristique « interne » au lieu, mais qui correspond aussi à son évolution en 15 ans de vie.
C’est intéressant parce que cela reflète également l’histoire des personnes que nous avons rencontrées durant cette période. Par exemple, des gens que nous avons rencontrés en Roumanie avaient à voir avec le Platz, qui a différents noms : Platz, Barcaiola, parce qu’un restaurant du quartier s’appelait comme ça, Lungo Stura, Le Camp.
Quand on cherche le Platz sur Google Maps, le lieu n’apparaît pas : il faut chercher d’autres adresses, via Germagnano…
Oui c’est une sorte de trou noir… Et concernant via Germagnano, il s’agit encore d’un autre camp, dont une partie est légale et l’autre qui contient les bidonvilles.
Une dernière question, par rapport à la durée. J’ai entendu l’un de vos collègues dire que vous aviez initialement un montage d’un quart d’heure ?
Comment ? Non non, c’est l’inverse.
Ah, racontez-moi alors. Et plus généralement, pourquoi ce choix d’un film de deux heures trente, qui requiert une participation véritable du spectateur pour s’immerger dans cette longue durée ?
Au départ, nous avions trois heures et demie, mais avec le temps et la distance, il est possible d’opérer de plus en plus de coupes. Jusqu’à atteindre une dimension que nous avons jugée idéale, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, pour l’intensité de cette immersion, comme tu l’as dit. Et puis parce que nous pensons que le spectateur a un rôle créatif. Il y a une dimension du temps qui est le temps mental de nos propres souvenirs : quand je vais au cinéma, j’ai plaisir à activer des souvenirs de ma vie mais aussi des films que j’ai laissé derrière moi. Nous croyons que ces Souvenirs du fleuve sont un miroir des souvenirs du spectateur : à lui d’accepter ce défi,et il en sera récompensé bien sûr.
Pour te donner un exemple, il y a une scène où Florentina, une jeune fille, berce un enfant et lui chante une chanson. Nous avons choisi de garder trois chansons. Si nous avions coupé cela avant, nous aurions perdu une transition très importante, qui va de la chanson roumaine, une sorte de comptine absurde, choquante, sur une jeune fille battue par son mari, à une chanson partisane. Le temps sert alors à saisir les nuances, les transformations des « performances » qu’ils mettent en scène devant la caméra. Ce sont des gestes que nous essayons de retenir.