Si de Jerzy Skolimowski on connaît le goût pour les errances intériorisées guettées par le néant, rarement dans son œuvre cette question aura trouvé une résonance politique et sociale aussi puissante que dans Travail au noir. En 1982, la lutte d’une partie de la classe ouvrière polonaise contre le totalitarisme de la « république populaire » inspirait au cinéaste alors émigré en Grande-Bretagne cette parabole implacable, qui mettait dos à dos les idéologies en faisant de la valeur travail une entité monstrueuse devant laquelle les hommes s’agenouillent, quitte à se dévorer entre eux. L’idée, il faut bien le dire, surplombe aujourd’hui de la même hauteur les prises de position partisanes, tandis que sa présente incarnation cinématographique brille d’un éclat charbonneux.
La solidarité, c’est pour les autres
1981 : tandis que la reconnaissance du syndicat indépendant Solidarność laisse espérer à la Pologne un printemps politique, quatre ouvriers, bien loin semble-t-il de préoccupations aussi idéalistes que la protection des travailleurs, sont envoyés à Londres par un fonctionnaire local pour effectuer clandestinement la réfection d’une maison dont ce dernier compte faire sa résidence secondaire. L’un d’eux, Nowak (Jeremy Irons), seul des quatre à parler l’anglais, s’impose de facto comme le leader bienveillant mais autoritaire du groupe. Il est aussi le seul intermédiaire entre le groupe et le reste du monde, à commencer par le spectateur, avec sa morne voix-off livrant son for intérieur, sa vision, la vérité derrière ses mensonges — en anglais, tandis que les échanges en polonais se limitent à des phrases brèves et souvent impératives, sans sous-titres, dont on ne perçoit que la brutalité. La position avantageuse de Nowak le conduit immanquablement à l’abus de pouvoir : l’hiver suivant, lorsque la Pologne est coupée du monde par la loi martiale, il occulte par tous les moyens la nouvelle à ses camarades pour ne pas risquer l’interruption des travaux.
Mais cette voix-off supposée omnisciente est elle-même trop morne pour convaincre tout à fait de l’assurance du narrateur, tant elle semble se parler à elle-même, ou peut-être dans le vide — une fois, le personnage se surprend à se répéter comme s’il était en état second. Nowak s’égare lui-même, écartelé entre des images projetées par un écran de télévision éteint et la photo d’un être aimé laissé derrière lui, images dont on ne sait laquelle relève du réel ou de l’illusion. Cependant, il manipule, reproduit le système d’exploitation et de mensonge par lequel les dictatures règnent et les démocraties se contournent, mais aux yeux de Skolimowski, ses manœuvres peinent à apparaître autrement que dérisoires face à la précarité de sa situation : l’homme n’est que le plus haut placé des jouets d’un système plus grand que lui, et qui dépasse de très loin l’affrontement idéologique qui coupe alors le monde en deux. Il y a évidemment le statut particulier des travailleurs clandestins : réfugiés dans un pli de la société, comme hors monde, ils restent à la merci du moindre exploiteur de l’Est comme de l’Ouest, car de leur labeur profitent non seulement le fonctionnaire de l’État communiste, mais aussi le voisinage à la correction de façade so British. Cette lutte de classes quotidienne donne lieu à de véritables moments d’humour absurde, légers au regard du film et néanmoins grinçants.
Soudain, le vide
Pour ajouter à l’absurde, la maison sur laquelle les travailleurs s’acharnent chaque jour — et bientôt chaque nuit — métaphorise une autre servitude, plus abstraite, plus profondément enracinée, plus vicieuse : celle au travail. À travers eux — y compris Nowak qui, quoi qu’il fasse, partage la misère de ses camarades — Skolimowski montre le travailleur sous le jour le plus pessimiste qui soit : un pantin de son propre labeur auquel sa vie reste accrochée, formé à ne plus pouvoir s’en détacher, au point que dès que l’espoir d’un peu de répit — comme un écran de télévision — s’éteint, il reprend sa tâche avec plus d’acharnement que jamais. L’objet de leur travail ne leur est guère reconnaissant de leurs efforts : baignée dans une photographie grisâtre, la maison craque de partout ; débris, nuages de poussière et flots d’eaux usées viennent obstruer les plans et engloutir les personnages. Mais la bâtisse aux accents de demeure maudite n’en reste pas moins l’unique raison d’existence de ces hommes, au point que le pire châtiment que l’un d’eux puisse subir est d’en être expulsé. Les ouvriers peuvent à la rigueur se passer de chef — à un moment où l’autorité de Nowak se trouve ébranlée — mais sans travail, leurs vies se résument à un vide, ou du moins à des espoirs inaccessibles. La fin du film en arrive là : leur tâche accomplie et l’heure venue de rendre des comptes, l’horizon qui s’offre à eux n’est que ténèbres. Avec la force d’une poésie brute, Skolimowski ne se contente pas de mettre les régimes capitaliste et communiste sur le même plan de prétextes aux bassesses sociales : il récuse même les certitudes des théories et utopies sur ce fondement économique et social qu’est le travail, en offrant sur la question une vision abstraite aux prolongements pour le moins dérangeants sur la primalité de la psyché humaine.