On sait que l’idée même de « devoir de mémoire » a pris forme en réponse aux exigences des témoins ayant échappé aux camps de concentration allemands. Savoir, en retour, que les camps aujourd’hui ouverts au public accueillent des milliers de visiteurs (par jour) peut donner la sensation rassurante que le nécessaire a été fait pour que les nouvelles générations respectent cet impératif éthique. Reste à savoir en quoi consiste véritablement une visite dans un camp de concentration…
Constats
Sergei Loznitsa avait déjà impressionné l’an passé avec The Event. Il revient en cette édition avec le perturbant Austerlitz, simple et impitoyable enregistrement d’une journée dans le camp de Sachsenhausen, aux portes de Berlin. Le film se limite à une suite de plans fixes accompagnant les différentes étapes de la visite. Comme à son habitude, Loznitsa laisse le spectateur s’orienter par lui-même. À cet égard, le choix de filmer le camp Sachsenhausen est emblématique. Il nous écarte de la vision de Auschwitz, camp de concentration par excellence, pour susciter une prise de conscience progressive. Ainsi, on éprouve devant les premiers plans cette étrange familiarité évoquée par Freud : des dizaines de personnes traversent, non sans faire quelques photographies, un portail anonyme en fer forgé, où se lit néanmoins « Arbeit macht frei ». Un contraste brutal se fait jour, entre la nonchalance de spectateurs habillés en vacanciers, osant même le selfie, et cette phrase qui rappelle à elle seule les atrocités commises en ces lieux.
Une indignation impuissante
On comprend ce que le procédé a de frappant : de chaque plan, aussi banal soit-il, une vision se dégage. Celle d’un homme essayant de prendre sa femme par la main pour rentrer dans le camp, alors qu’elle l’esquive. Celle d’un groupe d’adolescents rieurs. Celle d’un imbécile, qui demande à sa femme de le prendre en photo sur un poteau où les prisonniers étaient torturés. Tout fonctionne par ces indices qui révèlent des gouffres. Ainsi d’une guide qui demande à ses visiteurs d’attendre « juste cinq minutes » avant de manger dans le camp, ou une autre qui après une description des privations insoutenables dont étaient victimes les prisonniers promet une pause déjeuner imminente. La caméra, posée au milieu de ce qui semble n’être qu’une grande ferme, ou une usine ensoleillée, révèle l’écart entre l’endroit et ceux qui y pénètrent provisoirement. Un plan montre un hangar rempli de bûches, et les spectateurs passant au dessus sans y prêter attention. Au-delà du décalage, on perçoit l’absence d’intérêt et de mobilisation des spectateurs, guidés par la seule force d’inertie. Et c’est précisément l’inertie du lieu, et la banalité de cette foire à l’indécence qui suscitent le scandale de celui qui est contraint d’y assister depuis son siège.
Qu’est ce qu’un musée
Malgré tout, on est tenté de se demander si la seule nature humaine est en cause ici. Comment expliquer alors que la caméra, s’arrêtant sur les visages de ceux qui lisent des écriteaux, puisse y entrevoir du recueillement et de la pudeur ? Certes, le public (car c’est bien de « public » qu’il s’agit, et non de visiteurs) est peu défendable. Mais n’est-il pas également du devoir de ceux qui organisent la visite d’aider à la création de cette participation émotionnelle qui fait si cruellement défaut ? Peut-être serait-il avisé, au lieu de s’effarer de ce que les gens se rendent à Auschwitz comme au musée, de prendre le dispositif muséal au sérieux… Sans se hasarder à offrir des solutions, le film guette, avec un résultat qui court le risque de devenir monotone, dans la mesure où le spectateur finit par s’attendre à ce que chaque séquence lui dévoile son lot d’indécence morale. Loznitsa fait de la captation du réel son credo, quitte à présenter un dispositif cinématographique appauvri. Son film a néanmoins le mérite de dévoiler le nouveau visage, ô combien banal, d’une certaine inhumanité.