Alors que Rabin, the Last Day d’Amos Gitaï est consacré à l’assassinat de Rabin en 1995 à Tel-Aviv, The Event de Sergei Loznitsa revient aussi sur un événement récent qu’a connu le pays du réalisateur : le putsch de Moscou le 19 août 1991, coup d’état réactionnaire contre la Pérestoïka menée par Mikhaïl Gorbatchev, initié par des tenants de la ligne dure du parti communiste (Yazov, Kryuchkov, Pugo entre autres).
Étonnamment le film fait écho à celui de Gitaï d’un point de vue politique puisque si l’affaire Rabin mettait en péril le processus de paix en Israël, le coup d’état de Moscou a mis en péril la Pérestroïka gorbatchevienne. Mais à la différence du film de Gitaï qui a réalisé une reconstitution documentée des faits, le réalisateur qui documentait la révolution ukrainienne dans Maïdan (2014), a ici entièrement remonté des archives audio-visuelles, comme il l’avait fait dans Blokada (2006) à propos du siège de Léningrad : ce footage d’archives provient de captations réalisées les 19-24 août 1991 par un ensemble de cameramans du Studio de films documentaires de St Pétersbourg (Vladimir Glazkov, Vadim Donets, Vladimir Dyakonov, Alexander Ivanov, Sergueï Lando, Vladimir Morozov, Igor Petrov, Lev Rozhin) que Loznitsa a consulté au Gosfilmofond (organisme gérant les archives centrales du cinéma en Russie, et ici Loznitsa a consulté le département de St Pétersbourg). En remontant ces archives, il présente le contrechamp des événements moscovites puisque l’état d’urgence avait été décrété à Moscou mais pas à St Pétersbourg.
Si le film ne fait pas partie de la compétition officielle du Festival, il n’en reste pas moins que l’élégant film du réalisateur ukrainien (le magnifique noir et blanc de l’image accompagné d’un montage aussi efficace et net qu’épuré) a répondu au programme dont il porte le titre : il fait événement (c’est aussi le sens du terme du titre original « sobytie ») en traitant d’un fait historique par des moyens audacieux et dont il faut comprendre toute la portée : les séquences défilent au gré de fondus au noir rythmés par des mouvements du Lac des cygnes de Tchaïkovsky qui contribuent à accroître une forme de mélancolique tension hors-champ. Ce dispositif audio-visuel est particulièrement signifiant pour le peuple russe qui a connu ces événements puisque les programmes radiophoniques et télévisés étaient alors suspendus, et que passaient en continu à la télévision les ballets du Bolchoï et à la radio la musique de Tchaïkovsky.
« In medias res » : événement, masse, médium
Point nodal dans l’histoire récente russe – rappelons qu’en décembre 1991, comme un carton de clôture le précise, est disloquée l’URSS et naît la Fédération de Russie –, le film s’attache à montrer la complexité et l’absurdité d’un événement (coup d’État sous couvert de légalité alors qu’il s’agissait d’une forme de dictature sans loi) qui a été mythifié et dont il livre les faits (c’est le premier sens du terme « sobytie » en tant que faits historiques). Pour autant, il joue de perturbations : nous ne savons pas toujours qui sont les gens filmés, et il faut du temps pour comprendre les tenants et les aboutissants, la répartition des forces en présence : Loznitsa nous plonge par une série de fragments au milieu des choses, au milieu de l’événement, soit in medias res pour appréhender le processus de l’événement.
En remontant des films d’archives contemporaines des événements de 1991 qui sont des actualités captées (c’est encore le sens du terme « sobytie »), Loznitsa s’inscrit dans la tradition des documentaristes du Studio de films documentaires de St Pétersbourg, mais aussi plus en amont dans celle du kino-pravda de Vertov, de la tradition du cinéma d’actualités soviétique. Ici ou là au sein des images d’archives, peut être décelé un filmeur parmi la foule : c’est pour Loznitsa une façon de se représenter et de s’inscrire dans une tradition de filmeur au cœur des foules.
On est sidéré par la fluidité des mouvements produit par le remontage de Loznitsa qui nous donne d’être parmi cette foule. Pourtant de ces gens, on l’a dit, le spectateur a bien du mal à comprendre de quoi il en retourne : le spectateur est placé dans la même position que les gens dans la rue au début du film. Cette perte des repères nous permet d’appréhender avec plus de force l’émergence de ces individualités en masse, puis en nation : « Aujourd’hui nous ne sommes plus une foule, nous sommes une nation. »
Acteur principal de cet état d’urgence qui a retourné une situation critique (littéralement, comme un préfabriqué que retourne un groupe d’hommes, image à même de rendre compte d’un peuple solidaire en marche puisque le préfabriqué est à un moment porté par ces hommes dont nous ne voyons que les pieds), la foule a une éminente valeur cinétique : elle remplit le cadre comme elle remplit la Place du Palais de St Pétersbourg, assurant son mouvement et sa dynamique ; elle est tour à tour montrée dans sa communauté ou dans sa singularité à travers des gros plans de figures, des mains jointes, des poings levés, des pieds, l’émergence de paroles individuelles. Pourtant, cette nation constituée n’est que d’un temps, avant un retour à une individualisation dans un temps d’après le commun, comme s’en fait le relais une chanson : « Que nous ne marchions pas comme un. »
En étant au plus près de ces gens, Loznitsa donne ainsi à appréhender et à revivre une situation d’urgence : comment tout aurait pu se passer autrement, comment le peuple a été un levier ; comment, alors qu’il était question d’une forme de retour au stalinisme (il est fait référence aux années noires de 1917 et de 1964 et le portrait de Lénine apparaît ici et là), il y a eu au contraire la volonté de dire « adieu au communisme », notamment par le souhait d’un retour à la propriété privée comme avant 1917. Face à ce désir d’individualisation, Loznitsa, figure d’un réalisateur au milieu de la masse, soit in mediam massam, se fait le médium, l’intermédiaire, pour la liberté d’un peuple à un moment donné de l’histoire de son pays qui aspirait à un changement de régime.
De l’ornement au médium de masse
Loznitsa, en s’inscrivant dans la tradition du cinéma d’actualités soviétique, représente la masse cinétiquement comme force politique, mais aussi esthétiquement comme ornement. Eisenstein a traité le motif de la foule – dans La Grève (1924) ou Ivan le Terrible (1946) – en convoquant la notion d’ornement : nous pourrions utiliser la formule d’« ornement de la masse » selon le terme de Kracauer pour la mise en scène de la masse. Pour Eisenstein, l’ornement était précisément à rapprocher du cinéma d’actualités, de la ciné-chronique, comme berceau du cinéma, son stade régressif dans l’histoire du cinéma relativement à l’ornement dans l’histoire de l’art, requérant un dépassement. On peut également appréhender cette dimension ornementale chez Loznitsa, en dehors des scènes de foule en tant que telles, dans le gros plan de mains jointes par exemple, entrelacement à même de représenter la forme même du montage comme tressage (Eisenstein), et ici une forme de solidarité des images entre elles, sur le modèle de l’expression d’une solidarité humaine. C’est encore le drapeau, forme en mouvement inscrite en oblique dans le cadre contribuant à sa dynamique en son cœur, rime plastique répétitive qui connaît des variations.
Davantage que des variations, le remontage par Loznitsa de la ciné-chronique des événements d’août 1991 de St Pétersbourg dépasse qualitativement ce stade ornemental en bon eisensteinien qu’il est, car il est sans doute l’un des grands continuateurs actuels du génie du cinéma soviétique. Le meilleur exemple est ainsi la séquence de la Place du Palais où, au son d’une musique rock, les drapeaux flottent légèrement, puis, dans une déflagration généralisée qui va croissant, les poings se lèvent, le drapeau est subitement brandi, les visages sont montrés dans leur frontalité, la foule se manifeste par une acclamation générale : nous avons là l’acmé même du film par le recours à des sauts audio-visuels. En d’autres termes, il fait du cinéma d’actualités ornemental pour Eisenstein un médium de masse dialectique : un médium qui, en s’adressant à une foule, est capable lui aussi de produire une révolution, c’est-à-dire de renverser l’ordre des choses.
Pour que cette visée rentre dans la tête du spectateur non seulement intellectuellement par l’enchaînement des fragments du montage mais aussi émotionnellement, Loznitsa recourt entre autres à des épiphanies visuelles que l’on peut qualifier d’ornementales (celles de fil barbelé en gros plan par exemple sont remarquables), comme à des épiphanies auditives, avec une utilisation de la musique très variée (de la musique classique à la musique rock).
C’est principalement par l’emploi du Lac des cygnes, associé au coup d’État de Moscou dans la mémoire collective russe, que Loznitsa nous fait re-vivre aussi bien intellectuellement qu’émotionnellement l’événement, en nous donnant de participer à la mémoire collective russe.
L’idée principale qui anime le beau film de Sergei Loznitsa et qui doit émerger dans la tête du spectateur n’est autre que la liberté d’un peuple : « les gens décident de leur destinée » est-il énoncé, dont le corollaire est « une nation libre est une nation heureuse ». Demeure cette mélancolie affleurant dans les paroles d’une chanson interprétée à la guitare par un musicien dans la rue : « Les temps ont changé mais nous cherchons toujours le bonheur. » La meilleure image colorée de ce film en noir et blanc illustrant cette course vers le bonheur apparaît précisément dans la conscience du spectateur et est celle d’un « ballon bleu » évoqué dans une chanson.
Le film s’achève par un carton énonçant qu’à la fin de l’URSS en décembre 1991 les crimes du régime soviétique n’ont jamais été jugés et que certains bureaucrates soviétiques et d’anciens communistes sont restés au pouvoir dans la majorité des États. À un moment de The Event que nous laissons au spectateur futur le loisir d’entre-apercevoir, on peut voir Vladimir Poutine passer parmi un groupe d’hommes. En d’autres termes, comment The Event, si nous ne l’avions pas déjà deviné, donne aussi à lire l’actualité.