Bowling for Columbine marque un tournant. Le film de Michael Moore amorça en effet un léger mouvement vers un reflet plus juste de la répartition en salles des fictions et documentaires. Mais c’était l’avènement du documentaire choc, aux formes journalistiques irréfléchies, tout dédié à convaincre. Ceux qui suivent d’autres voies restent dans l’ombre, même s’il semble que la production augmente. Un sous-bois trop discret de films dont l’appellation « documentaire » devient un palliatif d’autre chose, ni tout à fait fiction, ni vraiment expérimental, ceux qui échappent aux étiquettes simplistes. C’est aussi que les nouvelles technologies, depuis déjà plus d’une décennie, permettent d’accéder à l’image et au réel à moindre frais. Et le Festival du Réel, si l’on parcourait ses archives, serait un bon sismographe de ces évolutions. En parallèle des compétitions, plusieurs rétrospectives, suffisamment larges pour nous empêcher d’avoir tout vu, jettent des cadres, des champs de films et de tendances. Avec « Exploring Documentary », Nicole Brenez propose un parcours sur le fil de la technique. Documentaires déviants, images déviées, techniques détournées et supports mêlés, ici la forme ne disparaît jamais face au sujet, quitte à glisser vers l’expérimental. Large panel de pratiques, de quoi prendre le documentaire par ses contre-allées, non pas voies mineures mais autres angles de vue.
L’œil et la technique : montrer le monde autrement
Le temps des Vues est-il passé ? Loin des travelogues que montrait le festival l’année dernière, Robert Fenz fuit l’explication de ses voyages. Sensation, en voyant les cinq parties de ses Meditations on Revolution (98’, 1997 – 2003), de refaire le trajet en accéléré, avec des arrêts express le temps d’un plan, alternant références spatiales et pertes de repères (les bâtiments comme les hommes peuvent être ou non signifiants). Mais le voyage n’est pas que physique. De l’Amérique (nord et sud), Fenz traque autant le passé qu’il l’éloigne par différents procédés : l’absence de son, un noir et blanc très contrasté qui noie régulièrement hommes et lieux, ou une musique et une image qui suivent leur propre voie (Vertical Air, 28’,1996). A Cuba, c’est un gros cigare en contre-jour qui renvoie les souvenirs, ce sont d’immenses graffitis délavés qui rappellent autant la révolution castriste que son délabrement. On pourra suivre Fenz pour traquer les marques de l’Histoire, on pourra aussi se laisser bercer par ce flot d’images qui enflent dans le silence de la pièce où elles sont projetées. Comme en réponse au silence des Meditations on Revolution, Vertical Air suit un morceau du trompettiste Wadada Leo Smith, qui se développe, gonfle et s’apaise en 28 minutes. Images de l’Amérique, non en phase avec la musique mais deux lignes de force dont la perception des croisements sera propre à chaque spectateur. Difficile de chercher les correspondances, les liens entre le mélodique et l’abstrait, leur valeur est aussi de se répondre mystérieusement, de se conjuguer et de multiplier le possible des sensations. Prologue à l’expérience : trois magnifiques minutes où le musicien joue peu et tire beaucoup de sa trompette, usant des pistons et de la sourdine avec une minutie amoureuse, quasi immobile debout dans l’embrasure d’une porte, le visage noyé en contre-jour sous les rayons verticaux du soleil.
Montrer le monde autrement, la plupart des films diffusés dans le cadre d’ « Exploring Documentary » le font, dès lors que le filmé n’est pas totalement effacé. Dans ces voix singulières, on notera le parcours haletant de Jérôme Schlomoff à New York et Amsterdam, filmé en caméra sténopé. Ce système reproduit le principe de la camera obscura utilisé par Leonard de Vinci et de nombreux peintres : un simple trou dans la paroi d’un volume qui renvoie par la lumière qu’il laisse passer une image inversée. Schlomoff a construit une caméra sténopé (donc sans lentille) en carton, pour appuyer son travail sur la perception de la ville. Cette technique rend l’image tremblante, le défilement est haché, rappelant la pixillation puisqu’il s’agit aussi d’images fixes. Le parcours, comme accéléré, d’architectures rudes et vides laisse un goût de fantastique que l’absence d’homme renforce.
L’entrelacs du passé et du présent peut être dans l’image, il peut aussi se traiter par le support filmique. C’est ce que fait notamment Dithyrambe à Dionysos. Avec la nuit reviendra le temps de l’oubli (56’, 2007), de Béatrice Kordon, où la nature, les vignes et les hommes, se glissent dans la peau d’une tragédie grecque rien que par un sous-titrage et des textures d’image. Ce qui pourrait être un reportage sur les vendanges et la préparation du vin devient une fable animiste en caméra subjective. D’autres films traversent le temps et les supports, comme les journaux filmés, ceux de Joseph Morder ou de Lionel Soukaz, dont on pourra voir vingt minutes d’extraits choisis par l’auteur (Journal Annales, 20’, 1990). La technique et le monde, ce peut être aussi pour un cinéaste inverser les rôles, comme le fait James Schneider qui transforme sa caméra en acteur. Avec Degradation #1, X‑Ray : Shroud of Security (7’, 2006), il soumet une caméra aux rayons d’un portique aéroportuaire et met à l’épreuve la pellicule 16 mm qu’elle contient. On laissera entier le suspens sur son état et sa manière d’enregistrer le monde après 64 passages. Dans une seconde partie, Government Radiation, il réitère le processus avec les portiques de sécurité du gouvernement nord-américain, en filmant quelques secondes du Capitole après chaque passage.
Le monde de la matière, le monde est la matière
Proche de Robert Fenz – ils ont d’ailleurs étudié ensemble – Peter Hutton, dont le travail montré au Festival du Réel est plus ancien, propose une approche très graphique des lieux qu’il filme. Le monde est une matière, qu’il s’agisse de villes (les remarquables New York Portrait : Chapter One, Two & Three (47’, 1978 – 1990)) ou de la nature (l’Hudson pour Study of a River (16’, 1996) et Time and Tide (16’, 2000), l’Islande pour Skagafjördur (33’, 2004)). Que les lieux se prêtent ou non à l’abstraction, Hutton n’en garde que les formes et les matières, joue sur le temps nécessaire pour que le spectateur devine ce qui apparaît, grâce à un mouvement de caméra (plutôt rarement), un changement de lumière, ou simplement le passage du temps qui emporte le doute. Une flaque d’eau dans la nuit qui se dévoile un peu plus à chaque voiture qui la traverse, des blocs de glace qui coulent sur l’Hudson et se séparent contre le pilier d’un pont au sommet duquel la caméra enregistre verticalement le flux… Les exemples sont nombreux et à ce jeu s’ajoute la confrontation de plusieurs sources opposables. L’architecture des buildings et celle des fjords, le jeu des liquides et des solides, les points de contacts ou de ruptures de la terre et du ciel… Hutton est un formidable graphiste de l’image, qui présente souvent ses films comme une suite de plans fixes, et dont de nombreux fondus au noir diminuent l’impression de montage. Après une rétrospective au MoMA en 2008, la reprise au festival du Réel d’une partie de son travail est une chance à ne pas laisser passer.
Tenir au monde comme matière, c’est aussi faire le choix de l’oisiveté, remettre à plat les hommes et les paysages, supprimer toute hiérarchie et parfois maintenir l’objectif dans l’œil du badaud (L’Angle du monde (32’, 2006), de Philippe Cote). Beaucoup plus directive, Mako Idemitsu réalisait en 1975 At Santa Monica 3 (16’), un film magnifique sur la lumière et sa réception par différentes matières. Fluides miroitants filmés de très près, nuages qui laissent passer des rayons de soleil irradiants, reflets, absorptions et renvois par le végétal… Un univers sans hommes, sur une musique douce et mélancolique de John Cage.
La disparition de l’homme
Ce n’est peut-être pas un hasard si une grande part des films ne fait pas large place aux hommes. Qu’il soit absent, déplacé comme dans Dithyrambe à Dionysos, ou même défendu chez Jeremy Gravayat dans L’Europe après la pluie (40’, 2006), qui trace les réfugiés disparus de Sangatte, l’homme n’est souvent plus qu’un vague fantôme. Quant aux villes froides de Schlomoff, elles ne semblent plus traversées que par les mots et la voix haletante de François Bon. Ce n’est pas un problème, il n’y a ni mépris ni écrasement, sauf curieusement parfois quand le but déclaré est de le faire exister. Gravayat échoue dans un systématisme étouffant, Xavier Christiaens (La Chamelle blanche (52’, 2006)) fait de la mer d’Aral une zone forte, mais dans un cadre et un traitement technique dévorants, les rares hommes qu’on y croise sont digérés, comme dissous dans le paysage. Aucun stalker en vue dans ce cinéma post-apocalyptique.
Après tant de travail humain pour arriver à l’élaboration des yeux artificiels, ceux-ci acquirent de telles capacités, une telle autonomie, que l’homme ne fut plus qu’un microbe au milieu du monde, dont l’inscription dans le champ devenait dérisoire…
Une légende qui pourrait naître de cette programmation, spectre de 2001, désormais sans hommes, bientôt sans pierres ni éléments, seulement des textures de supports, numériques ou non, et des textures filmées. Très près, très loin, filtré, reformaté, le monde ne renaît pas, il réapparaît sous un autre jour, ou une autre nuit. Un cinéma comme des lunettes magiques, qui perdrait toute force seul, mais qui lorsqu’il accompagne ses autres versants, est plus que vivifiant.