De très beaux films sont repartis sans aucun prix. C’est cruel, parfois discutable, mais c’est surtout un indicateur probant de la qualité de la sélection internationale. Contrairement à l’an passé, les longs-métrages présentaient une plus grande tenue dans leur durée. Aussi on note davantage d’homogénéité quant à la qualité des regards et des écritures cinématographiques. Si les espaces et les territoires ont fait l’objet d’un questionnement souvent stimulant ; les visages, les corps et l’émergence de la parole étaient bien le centre de gravité de la programmation. Individuellement ou collectivement, ces êtres se trouvent bien souvent en situation de lutte pour se maintenir, tant bien que mal et au prix de contorsions douloureuses, dans leur dignité et leur condition d’Homme.
Cadrer la marge
Bagatela, du Colombien Jorge Caballero, prend pour cadre une partie du système judiciaire colombien, les lieux où sont amenés des délinquants à leur arrestation pour être entendus par des avocats. L’attention est centrée sur les délits mineurs, qui paraissent d’autant plus ridicules que les peines sont extrêmement lourdes. Plusieurs mois de prison pour le vol d’un téléphone portable ou d’un parfum à 7 euros… Les jeunes qui débarquent, plus ou moins à l’aise, sont tous en marge de la société. Il est clair dans la plupart des cas que c’est une marginalité subie, et que les difficultés les ont poussé vers l’extrémité, même lorsqu’elle semble devenue une habitude. Mais Caballero ne cherche pas l’analyse des parcours, ni même vraiment du système judiciaire, dont l’absurdité kafkaïenne se comprend autant par les différents discours que par les plans de salles remplies d’énormes liasses de dossiers empilés. Son attention est aux hommes, une discrète force qui passe des avocats aux prévenus. Tour à tour paternels, amicaux ou détachés, pas non plus toujours sans ambiguïtés, les petits fonctionnaires et les petits délinquants semblent chacun à leur niveau craindre une épée de Damoclès. C’est peut-être le juge (mais lui-même pense à ses supérieurs) : une voix hors champ qui viendra en fin de film briser tout dialogue.
La bonne nouvelle de ce film est une mise en scène d’une froideur maîtrisée, au service et à hauteur des hommes écoutés, qui parvient à rendre une juste attention aux dialogues sans perdre l’émergence des injustices. Sans révolutionner le documentaire – impossible ici d’oublier Depardon et son travail sur les institutions, qu’elles soient judiciaires ou médicales – Bagatela dessine nettement un pan de la société colombienne sans jamais quitter les bâtiments dédiés à la justice, avec autant de sobriété que d’humanisme.
Parador Retiro de Jorge Leandro Colás a nécessité trois ans de tournage à Buenos Aires. Parador Retiro est un foyer qui s’avère le réceptacle de la misère et de la marginalité d’un pays qui se relève mais dont les inégalités sociales sont particulièrement creusées. Avec un repas, une douche, un foyer et des soins médicaux, l’institution permet de maintenir une certaine dignité. Non sans l’ambiguïté d’une canalisation voire d’un enfermement des marges de la société. Le premier plan donne le ton de ce documentaire basé sur l’observation. L’immense hangar est saisi dans sa diagonale, impressionnante perspective que ces rangées de lits formant un dédale. L’état de présence au monde est parfois faible, certains occupants produisent des constructions mentales particulièrement confuses et paranoïaques. L’irruption d’un thésard permet à Jorge Leandro Colás d’instaurer à deux reprises un dispositif apparenté à l’entretien : comment êtes-vous arrivé ici ? Mais il s’en détourne car son souci est ailleurs : saisir les contorsions des corps pour se maintenir, tant bien que mal, debout et dans leur condition d’Homme. Parador Retiro est, par l’éthique de son regard, très représentatif de la sélection de cette édition 2009.
Seishin révèle une autre institution : la clinique psychiatrique du docteur Yamamoto, au Japon. Mais ici rien à voir avec l’image qui germe souvent dans les imaginations, et si l’on pense à nouveau à Depardon et à San Clemente, c’est avant que les premiers plans posent un lieu bien différent. Pas d’enfermement, les patients sont des habitués qui viennent consulter très régulièrement le vieux docteur grincheux et plutôt mutique. La maison qui abrite la clinique ressemble à la pension où grandit Benjamin Button à l’autre bout du monde et du cinéma : portes grandes ouvertes, pas de carrelages et de néons froids, fictions potentielles à chaque recoin des pièces et des mémoires qui les visitent. Beau début pour un film qui présente enfin le Japon à contre-courant des clichés, et ouvre l’institution sur le monde. Beau début mais c’est tout, car les 2h15 du film ne montrent que l’errance de son réalisateur entre toutes les richesses de la maison. Tantôt les personnages plus ou moins névrosés, qu’il filme respectueusement mais qui le perdent régulièrement dans leurs histoires, tantôt les difficultés d’un système social ni tout à fait expliqué ni en marge du film, tantôt l’attention au lieu, plans de coupes trop visibles qui meublent un récit décousu. C’est enfin le montage qui ne construit aucun rythme et finit par perdre le spectateur. Reste l’intention, une ouverture d’un pays, d’un système, la fraîcheur de filmer hors des sentiers battus.
Sortir du cadre
Aux cadres imposés par les sociétés et leurs institutions, certains répondent par la désobéissance et l’insoumission. Les films allant en ce sens abondent, on peut évoquer les déserteurs américains réfugiés au Canada que Sabrina Wulff filme dans Redemption. C’est le cas aussi avec le court-métrage Was übrig bleibt de Fabian Daub et Andreas Gräfenstein, où l’on suit, dans une ambiance de baguenaude obtenue par une musique joueuse, les agissements de deux braconniers de la houille en Haute-Silésie. Le charbon affleure le sol, il n’y a qu’à creuser pour ces contrebandiers jouant au chat et à la souris avec les autorités, du fait d’un commerce parfaitement proscrit. Il s’agit d’une stratégie de survie dans cette région noire et laborieuse qui n’en a pas fini de se remettre de la période postcommuniste. Scène forte que celle où l’on découvre les deux travailleurs s’échinant au fond d’un puits clandestin, le souffle court (inutile de dire que la chose est d’une extrême dangerosité, pas seulement pour les poumons) et les outils produisant une matière sonore très musicale pleine de vie et de souffrance. Lukasz et Jacek, comme bien d’autres, prennent la liberté de l’illégalité pour se tenir droits et fiers.
Impossible ici de ne pas évoquer Le Dictionnaire selon Marcus de Mary Jiménez. Avec la mention au générique de « Marc » dans le rôle de « Marcus », la réalisatrice ouvre sans fard son film à la fiction. Marcus a voué jusqu’ici sa vie à aider les prisonniers en cavale, une manière pour lui d’alléger la souffrance de prisons qu’il ne connaît que trop bien. Son palmarès judiciaire effectivement très impressionnant défile lors du générique. Les étapes d’une enfance brisée sont également convoquées ; roman de la formation d’une éthique existentielle bien à lui. Sur une base tout à fait documentaire, la cinéaste tisse une mise en scène de la parole de Marcus, en retournant sur des lieux, en jouant sur le hors champ et de nombreux décadrages et recadrages. La parole est tellement porteuse d’images et d’une dimension romanesque que l’on se lasse un peu de ces procédés qui ont tendance à en parasiter l’accès. Comme on ne comprend pas très bien ce qui pousse la réalisatrice à placer Marcus en prison et à le filmer par un œilleton pour les besoins du film. Stéphane Mercurio, par ailleurs membre du jury des bibliothèques et du patrimoine cette année, a montré dans À côté combien le milieu carcéral peut résonner de manière amplifiée sans même pénétrer dans le cadre. Malgré ces réserves, il reste que Le Dictionnaire selon Marcus est le portrait troublant d’un homme à la fois émancipé et prisonnier. Blessé aussi. Les mots froids d’un dictionnaire peuvent devenir tout à coup particulièrement émouvants ; « receler : retenir en soi une chose cachée et secrète. »
Le panorama français a aussi fait écho, dans un geste de grande colère ou avec plus de légèreté (le malin Autoproduction de Virgil Vernier), aux pratiques de l’insoumission. Les personnes déplacées sont extrêmement présentes au cinéma en ce moment, et notamment dans la fiction, avec les récents films de Costa-Gavras ou Philippe Lioret. Quelle place pour ceux qui choisissent (ou subissent) de tout quitter ? Voilà un questionnement qui taraude naturellement le documentaire et que nombre de films dans la sélection de cette année abordent, par exemple l’énigmatique Mirages, d’Olivier Dury, ou encore L’Exil et le royaume de Jonathan Le Fourn et Andreï Schtakleff. Si ce film traite des migrants, ils en sont pourtant étrangement absents, n’apparaissant que bord cadre, ou dans la pénombre. Les deux cinéastes nous montrent la réalité à travers le regard de ceux qui, dans la ville de Calais, sont en contact avec les clandestins, qui les avertissent d’éventuels passages policiers, qui leurs distribue nourriture ou cigarette, qui prennent en charge le fait qu’ils n’appartiennent pas à ce lieu. Dans Europe 51, Rossellini filmait Ingrid Bergman en grande bourgeoise désespérée désireuse de nouer contact avec le travail ouvrier, avec la vie miséreuse. Elle devenait étrangère à son propre milieu, on la tenait pour folle. C’est l’impression que donnent ces personnages : le fossoyeur municipal, Moustache, la femme qui photographie les actes policiers nous paraissent radicalement étrangers, surtout dans cette façon dont la caméra les scrute, de dos, comme pour chercher quelle est leur place exacte dans le décor. Comme si, prendre en charge les migrants, là où l’institution nie leur présence et jusqu’à leur mort, n’était en somme que pure folie.
Job en de Hollandse Vrijstaat de Rosemarie Blank est un film précieux. Tout d’abord parce que les images semblent des rescapés d’un autre temps, pourtant pas si lointain, 1988. Aussi il fut tourné dans l’urgence, avec un matériel disparate attribuant différents statuts à l’image (noir et blanc, couleur), souvent rudimentaire (étrange poésie de la bande-son). Ces données ne retirent donc rien, au contraire, à la valeur esthétique de l’ensemble ; un grain plein de textures et d’aspérités s’en dégage. Le montage renvoie à cette image-matière et il n’est pas étonnant que la sculpture fut le premier medium d’expression de la réalisatrice allemande. Avec un sens de la composition du plan, elle capte la fin d’un rêve auquel elle prit part. Un squat d’artiste d’Amsterdam vit ses dernières heures, l’assaut de la police est imminent. On découvre un bric-à-brac invraisemblable, l’espace est hérissé de planches, quelques chèvres et même un cochon traînent par-là. Dans le noir et blanc des images du nettoyage du squat, la couleur blanche des casques des assaillants se distinguent ; retour à l’ordre : faire place nette, aseptiser un espace dévolu à l’antithèse de la normalisation sociale. Les locaux sont vidés de leurs occupants à l’exception d’un des leurs : Job. Dans un espace qui se réduit bientôt à une hutte au bord du canal, on assiste à ses agissements obsessionnels effectués avec une impressionnante conviction. Dans une hypothétique quête de pureté, il dispose et re-dispose des copeaux sur des plaques. On songe fortement à l’agencement d’un monde idéal. Job devient une figure mélancolique du naufragé parmi les ruines d’une utopie. En 2009, à une époque où le marché et le capitalisme libéral, authentiques utopies données comme immuables, ont sérieusement du plomb dans l’aile, la figure de Job prend un sens politique tout à fait particulier. Elle n’est rien moins qu’un appel salutaire à la réinvention d’un réel qui s’accorderait harmonieusement aux intérêts des êtres ; encore mieux, à leurs désirs.