La rétrospective Godard est l’occasion de réfléchir à la portée de la matière sonore dans son œuvre : en plongeant la musique dans le bruit, Godard mélange toutes les composantes dans une bande son où la fusion se télescope en permanence. Le son devient langage, la discontinuité sonore norme.
« Autre chose qu’un mixage : le parti a été d’intégrer la voix parlée à la musique comme s’il s’agissait d’un chant, installer des rapports dynamiques entre les sons et la prosodie. Que chaque mot soit porté à l’oreille par le mouvement, prenne sa place dans le phrasé musical » écrit Philippe Mion. Cette exigence épouse avec bonheur l’univers sonore godardien : le cinéaste jongle avec le cut-up à la William Burroughs prouvant que c’est par le collage que s’édifie un monde sonore. Collage qui agissant par prélèvement, accumulation, et recomposition dans un espace de distorsion donne naissance à un paysage sonore et psychologique.
Les matières premières
C’est l’emploi de la matière première, brute, qui permet à Godard de planter une solide ontologie. Ce que Chion appelle le « vococentrisme » dans L’Audiovision, autrement dit la prédominance de la voix dans le médium sonore, parcourt l’œuvre de Godard et la parachève. D’abord, l’utilisation d’accents, très fréquente chez le cinéaste, attire l’attention du spectateur sur l’acoustique, autrement dit sur les qualités non verbales du langage. L’emploi d’accents plus ou moins forts pointe bien sûr un cadre sociologique mais crée aussi une musique de la langue, qui ne semble exister que par ses sonorités. On peut compter parmi ces accents les accents proprement étrangers (Anna Karina dans Une femme est une femme) mais aussi de nombreux accents français, comme si les nombreuses possibilités de parler devenaient autant d’éléments propres à se fondre dans un collage à grande échelle. Cette gradation d’accents est comme révélatrice de l’être propre des personnages. Le commencement de Pierrot le fou révèle la dualité de Ferdinand/Pierrot. Ferdinand lit à haute voix un extrait de L’Histoire de l’art d’Élie Faure. Son accent parisien jure avec l’aspect littéraire du texte, mettant au jour cette contradiction : il est à la fois ce brave garçon pantouflard et cultivé et celui qui est fasciné par « les plaies béantes et la couleur vive du sang ». Les différents accents et registres utilisés mènent à une esthétique du contraste qui met en relief ce que Ricœur appelle le cogito pluriel : dans les films de Godard je suis ce que l’autre n’est pas, et je suis aussi parce que l’autre est autrement. Dans Pierrot le fou, Marianne consomme les mots, utilise le langage dans ce qu’il a de trivial, « Qu’est ce que je peux faire, je sais pas quoi faire ». On n’écoute pas Marianne, on la voit agir, elle est à l’action ce que Pierrot est à la contemplation. D’un côté le « vococentrisme » de Marianne, de l’autre le « verbocentrisme » de Pierrot : « Toi tu me parles avec tes mots, moi je te parle avec mes sentiments. »
Impact de la voix que l’on retrouve jusque dans la bande son. Voix-off qui rythme la narration, fait mentir l‘image ou la révèle autrement. « T’étais amoureuse ? Je peux t’expliquer. Est ce qu’il t’a embrassée ? Je peux t’expliquer. »
Cette utilisation hachée de la voix-off, on peut la renvoyer à l’irréductibilité d‘un Pierrot et d’une Marianne, à leur incapacité à se fondre dans une même parole ; mais on peut aussi la considérer comme le miroir de leur indissociabilité. C’est le dialogue dans ce qu’il porte en lui de fragmentaire qui serait le rappel de l’unité finale, jusqu’à la dernière scène de Pierrot le fou : on voit la mer tandis que Marianne et Pierrot chuchotent Faim de Rimbaud. Ces murmures sont comme l’énonciation d’une réconciliation possible. Jusque dans la mort.
Le traitement de la voix chez Godard est étroitement lié à la manière dont le cinéaste virtuose intègre la musique dans son œuvre. Pierrot et Marianne chuchotent, Angéla déclame, Émile roule les « r ». Mais n’oublions pas que Marianne chante et qu’Angéla fredonne. Si la voix est dotée d’un tel aplomb chez Godard, c’est qu’elle est polymorphe, grouillante. La bande originale rythme la narration : les grands thèmes musicaux du Mépris relancent et clôturent le drame classique. Les citations musicales, qu’elles soient diégétiques ou pas plantent la stimmung (tonalité). Il suffit de repenser à la déconfiture de Angéla écoutant une chanson d’Aznavour. Les performances diégétiques des acteurs dévoilent les états d’âmes ponctuels de ces mêmes héros : Marianne déclare son amour à Pierrot en chantant. Ces différents usages de la musique et de la voix lancent les bases d’une politique de collage. Godard bidouille, ajoute, superpose. Angéla rentre dans un café. Les verres tintent, les piliers de bar parlotent, le juke-box chante à tue-tête. Elle glisse une pièce dans le juke-box. Une chanson d’Aznavour, les bruits s’effacent. « Il faut que je file. » La voilà dans la rue. Pas un bruit pendant quelques secondes, silence de mort. Puis la rue reprend son cours. Klaxons, « demandez France Soir ! » Le savant collage de Godard se joue des bruits, force l’oreille du spectateur. Quand Alfred se déclare prêt à se précipiter la tête contre un mur pour prouver à Angéla la teneur de son amour, les sons se superposent. Alfred a beau sortir du café, on entend le tintement de la caisse, les voix des clients. Au spectateur de faire la part des choses. Sans compter qu’on entend aussi bien Angéla que son voisin de gauche. Comme dans la vraie vie. Alors à nous de tendre l’oreille. Parce que les personnages, eux, ne sont pas troublés par le joyeux tintamarre, par ce flot de musique concrète. Entre la rue et le café, Godard ne gomme pas la transition sonore. Le son est saisi comme un événement identifiable, comme ce que Deleuze appelle une heccéité. Bref, tous les sons sont logés à la même enseigne.
Une phénoménologie
Chants, morceaux de variétés, musique concrète, que le son soit diégétique ou non, il est ce par quoi est explicitée notre relation au monde. Le texte d’Élie Faure lu par Pierrot éclaire la quête de Godard. On nous dit que Velázquez, après cinquante ans, ne peignait plus jamais une « chose définie ». « Il errait autour des objets avec l’air et le crépuscule, il surprenait dans l’ombre et la transparence des fonds les palpitations colorées dont il faisait le centre invisible de sa symphonie silencieuse. » Une « symphonie silencieuse » qui cherche non pas à décrire les gens mais à décrire ce qu’il y a autour d’eux : « l’espace, le son, les couleurs » explique Pierrot à Marianne. Aussi Godard s’attaque-t-il à la description de notre paysage moderne en décalquant le lien entre le son et l’image. Juliette dans Deux ou trois choses… constate que nous vivons dans un monde de « bande dessinée », plein de bruit et de fureur. Godard peint ce monde dont les lignes se brouillent ; réalité trop complexe pour être circonscrite par une courbe continue et qui ne peut être saisie que par éclats, comme dans un miroir brisé. L’aspect futuriste de ce monde dans lequel on est immergé n’est jamais mieux représenté que dans le processus de dé-familiarisation. Plutôt que d’exprimer le quasi surréel par l’emploi de bruits bizarres, de musique archi-modernes, Godard fait cesser le son ou s’amuse à un joyeux collage qui trouble les perceptions. La transformation de la réalité passe aussi par le jeu de la répétition, de l’anaphore qui dégourdit le familier en le réduisant à un flatus vocula. Grâce au montage il fragmente une phrase pour la faire bégayer. Chez Godard, la bande son, art du collage évoque cette phrase de Michaux : « passages, coupes plutôt et des coupes qui eussent été faites par un homme au comble de l’énervement, qui ne peut pas supporter des sons de plus de 15 secondes de suite, mais qui y reviendra, toujours avec le même élan insensé ».
En tâchant de restituer notre regard sur le monde, Godard offre une vision proprement phénoménologique du cinéma en ce qu’il est l’expérience de l’immersion de la conscience dans le monde. Le cinéaste célèbre l’être-au-monde dans son immédiateté vécue. La critique de la science dans L’Œil et l’esprit passe par une critique de la science qui postule « l’opacité du monde » et ignore « le sol du monde sensible et du monde ouvré tels qu’ils sont dans notre vie, pour notre corps ». Or il faut revenir au sol, « faire retour aux choses mêmes ». Et pour décrire les phénomènes, il faut s’interroger sur la conscience comme manière a priori de se rapporter à des objets. On ne sort jamais de la conscience. Bien sur celle-ci s’est « aérée », « claire comme un grand vent », écrit Sartre. Mais, même si pour la phénoménologie tout est « dehors », quelque chose résiste à cet éclatement. La conscience n’a pas seulement un rapport intentionnel au monde mais aussi un vécu : tout est absorbé par cet enclos qu’est la conscience, et tout en sort. La scène de la tasse de café dans Deux ou trois choses que je sais d’elle en est un bel exemple. Un homme boit un café. Un très gros plan d’un morceau de sucre tombant dans le café provoque le silence. Dans ce silence, et pour l’œil du spectateur, le café devient tour à tour galaxie, matière, atome. Les tourbillons du café sont accompagnés d’une voix-off qui révèle les pensées profondes d’un « je » : « Mais puisque je ne peux pas m’arracher à l’objectivité qui m’écrase, ni à la subjectivité qui m’exile, puisqu’il ne m’est pas possible de m’élever jusqu’à l’être, ni de tomber dans le néant, il faut que j’écoute. Il faut que je regarde autour de moi plus que jamais… Le monde… Mon semblable… Mon frère… »
Un manifeste poétique
Les distorsions musicales, le travail sur le bruit font des films de Godard un manifeste poétique. Godard redéfinit une réalité par un système de collage qui fait valdinguer les images populaires, les clichés de toute sorte. Dans Pierrot…, un plan représente Marianne Renoir peinte par son père. On entend simultanément une chanson populaire, un drôle de « ce que t’es belle ma pépée, ce que t’es belle, ce que t’es belle ». Ou encore Pierrot et Marianne sont en voiture et bavardent. Leur discussion d’amoureux est rythmée par un quatuor de Mozart. « Oh, je suis salement emmerdée » explique Marianne. « De toute façon les filles ça pense qu’à rigoler » croit penser Pierrot. Le petit quotidien dépoussière Mozart, le provoque et le modernise. C’est par le mélange des genres et des registres que Godard dé-momifie et le cinéma et la musique. Même chose pour les vers lancés par une Marianne furieuse : « Mon petit, mon tout petit, c’est le même prix, prix, uniprix, monoprix. Moi aussi je sais faire des alexandrins, ducon. » Ou encore Marianne lançant en pleine forêt un « Tu te grouilles Paul ! » auquel répond Pierrot : « Ta gueule Virginie. »
Chez Godard, le son caractérise et tisse notre rapport au monde. Le son bien sûr rythme la narration mais il est peut-être l‘expression d‘une tendresse dissimulée, d‘une irressaisissable fraîcheur. Pour conclure, retenons cette phrase lancée par un passant (Raymond Devos) à Pierrot : « Vous voulez dire que ce morceau n’existe pas ! Ce morceau que j’ai entendu toute ma vie ! Toute cette tendresse ! »