Orleans ne prend pas d’accent ; il sort dans deux salles à Paris ; son récit suit deux strip-teaseuses sur les traces de Jeanne d’Arc. C’est un film aussi simple que mystérieux, aussi juste que discret. Virgil Vernier, dont personne n’a oublié le Pandore, revient avec nous sur ce projet atypique.
Avec Orleans, peut-on dire que vous tirez un trait définitif sur le documentaire ?
C’est vrai qu’avec Flics, Commissariat, puis Pandore, j’avais vraiment eu l’impression d’aller au bout de ma démarche – une démarche, disons, de pur cinéma direct. Je commençais personnellement à sentir les limites d’un genre : tout le poids moral du documentaire, notamment, commençait sérieusement à m’ennuyer, à me bloquer (et ce d’autant plus que pour des questions de droit à l’image, j’ai mis extrêmement longtemps à pouvoir montrer Pandore). Tout me donnait donc envie de sortir du pur documentaire, bien que durant des années je n’ai juré que par ça, le considérant comme la seule approche cinématographique intéressante.
Vous avez donc directement envisagé Orleans comme une fiction ?
En pratique, il y très peu de différences entre faire Pandore et faire Orleans. C’est juste que dans le second on injecte un peu plus de récit, on suscite un peu plus les situations. Dans le fond, j’ai eu le sentiment d’être resté dans une position d’observateur. Les situations étaient plus provoquées, dirigées ; seulement elles conservaient une part de liberté, de hasard, finalement assez voisine de mes projets précédents.
On pourrait parler d’un film in situ : un film « fait sur place », c’est-à-dire qui n’aurait pas pu être fait ailleurs, ou qui en ce cas aurait été complètement différent. Cette approche topographique du récit est vraiment récurrente dans votre cinéma, elle semble conditionner le développement de vos films.
En faisant du documentaire, je me suis rendu compte que dès lors que tu t’arrêtes sur un lieu où il y a des rapports de pouvoir, la chose peut devenir intéressante. À partir du moment où tu filmes un lieu, ce lieu doit être considéré comme un personnage principal, et ton travail consiste alors à être attentif à tout ce qu’il y autour. À partir d’un élément, tu tires des fils et du déploies ta toile. Là, en l’occurrence, avec la ville d’Orléans, il y avait énormément de fils à tirer : la ville, son projet urbain, ses fêtes, Jeanne d’Arc, le folklore médiéval, etc. Pour moi on peut tout mettre dans un film, c’est presque un fourre-tout : dès lors que tu as une idée, tu peux développer autour de ce tronc commun quantité de styles et de registres différents. Je trouve ça très excitant qu’à partir d’une idée très simple, et, comme tu disais, envisagée « sur place », un film puisse opérer une tentative de rapprochement d’éléments très hétérogènes. À partir d’un micro-lieu, il est ainsi possible d’invoquer dans le même mouvement l’histoire, le monde actuel, l’Europe, la religion, etc.
Vous ne connaissiez pas forcément Orléans avant le tournage. Et vous ne donnez pas forcément l’impression de le connaître dans le film.
Au fond, ce n’est pas en tant que ville qu’Orléans m’intéressait. Le point de départ du film, c’est l’imagerie gothique et futuriste des fêtes de Jeanne d’Arc. En effectuant des recherches à propos des mythologies liées aux femmes [pour son prochain film, Mercuriales], j’ai découvert l’existence de ces fêtes, de toutes ces formes spectaculaires modernes liées à l’univers médiéval. J’ai tout de suite trouvé fascinant comment aujourd’hui il se rejoue dans le style contemporain des choses archaïques, ancestrales. J’avais envie de redoubler cette confrontation entre l’antique et le contemporain, et cette volonté s’est incarnée par le biais de la figure de Jeanne d’Arc : qu’est-ce que serait une nouvelle Jeanne d’Arc aujourd’hui ? Ce serait une fille qui quitterait sa province pour rejoindre la capitale, qui partirait en guerre contre quelque chose mais qui ne saurait jamais quoi ; et puis cette fille aurait une fin tragique, forcément.
Les scènes lors de la fête sont très réussies : la fiction s’épanouit, à cheval sur le documentaire, avec beaucoup d’aisance. Lors du cortège aérien par exemple, vous réussissez quasiment un plan hollywoodien. Comment avez-vous abordé le tournage de cette longue séquence ?
Pour être très trivial, c’est grâce à Internet. J’ai visionné énormément de vidéos pour déterminer exactement comment se déroulaient et allaient se dérouler les fêtes de Jeanne d’Arc. Ce fut avant tout un gros travail de préparation : il fallait savoir minute par minute ce qui allait se passer afin de pouvoir anticiper. Et c’est certain que le défilé aérien, avec les hélicoptères et les avions, je voulais absolument les avoir. Je ne sais pas si j’étais à l’aise, mais en tout cas je me suis considérablement pris la tête pour chopper ce que je voulais chopper, et ce uniquement par le biais d’Internet. Parce que je n’avais jamais assisté aux fêtes et surtout, parce que nous n’avions aucune autorisation.
Selon certaines rumeurs, le film devrait son salut à quelques stickers BFM TV…
Oui, car on a jamais réussi à obtenir les autorisations de filmer les fêtes. Sauf que de mon côté il était hors de question que je ne tourne pas à cause du refus de la mairie d’Orléans. Donc nous y sommes allés malgré l’interdit. Seulement des fonctionnaires de la mairie nous ont remarqués et ont demandé ce qu’on foutait là. Lorsqu’ils ont su que nous étions une équipe de film pour un court-métrage, ils ont directement embarqué le chef-opérateur. Dès lors, et je ne ne sais plus comment, on a réussi à chopper des stickers BFM TV et eu l’idée de les coller sur les caméras. Ça nous permettait de nous faire passer pour des journalistes, dans l’unique but de continuer à tourner le film. Heureusement que les policiers de la ville ont accepté de relâcher rapidement notre chef-opérateur.
Orleans, le film, son récit, converge vers cette barre de pole dance comme motif apparenté à la potence. Mais cette barre, elle peut aussi valoir comme étendard. La première affiche du projet, qui juxtapose une gravure médiévale avec un photogramme du film, nous invite en tout cas à pareil rapprochement.
On ne me l’avait jamais fait remarqué mais c’est vrai que dans cette barre traversant les âges, il y a cette idée de rassemblement – de rassemblement des opprimés. C’est comme si cette barre représentait le combat de toutes les femmes d’hier et d’aujourd’hui. La vie de Jeanne d’Arc suit en cela une trajectoire idéale : elle incarne à la fois la femme guerrière, conquérante, celle qui part à l’attaque, et la figure tragique, celle qui finit sur le bûcher. Dans cette barre, il y a vraiment le cœur du film.
C’est un motif récurrent du cinéma français : prendre des filles de luxure, en faire des martyres.
C’était le meilleur moyen pour moi de réinvestir la figure de Jeanne d’Arc. Avant d’être une martyre, c’est une femme forte. Et dans les milieux du porno ou, comme dans Orleans, du strip-tease, ce sont aussi des femmes très fortes. Beaucoup de gens pensent que ce sont des victimes. En fait elles sont très débrouillardes, et particulièrement conscientes de ce qu’elles font. Elles maîtrisent beaucoup mieux les hommes qu’on ne le croit. Et cependant, il y a toujours dans leur vie le sentiment que c’est tragique ; que ça reste un monde d’homme aujourd’hui ; qu’à la fin les femmes ne gagneront pas.
Deux fois Joane essaie de monnayer ses charmes en cabine, deux fois elle échoue.
Je me suis inspiré de situations que j’avais pu observer pendant mes repérages dans les clubs de strip-tease. Mais je ne cherchais surtout pas à les imiter. J’ai d’énormes réticences envers le naturalisme. Autant j’adore des cinéastes comme Cassavetes, autant je ne peux m’empêcher de trouver ça un peu louche : ça veut nous faire croire qu’on est en train de regarder une situation qui arrive devant la caméra, comme si cette dernière n’était pas là. Ça veut nous faire croire que l’imitation de la vie peut être aussi juste que la vie elle-même. Moi je préfère me dire : partons sur un cinéma où l’on essaie de recréer une expérience, de reconstituer ses conditions, et regardons ce qu’il se passe. En tout cas n’essayons surtout pas de faire comme si c’était vrai. De la sorte, j’ai demandé à des gens de se laisser filmer pendant une scène de séduction. Et j’expliquais à Andréa Brusque, l’actrice qui interprète Joane : « Fais ce que tu veux, tente ce que tu peux pour le séduire. »
Jeanne d’Arc est une grande figure historique française, c’est aussi une grande figure de la cinéphilie internationale.
Dreyer, Bresson, c’est sûr que c’est inoubliable. Mais comme spectateur, je suis très peu attiré par les films en costume, les films de reconstitution historique.
Je parlais plutôt de Vivre sa vie de Godard, avec qui Orleans entretient quand même des ressemblances troublantes.
Vivre sa vie, je l’ai vu à dix huit ans, j’avais adoré. Mais franchement, j’avais complètement oublié la présence d’une séquence d’identification entre Anna Karina et la Jeanne d’Arc de Dreyer. Après, peut-être que dans un coin de mon inconscient j’ai conservé cette image, c’est possible. Seulement ce n’était pas du tout le projet d’Orleans. Pour être honnête, l’imagerie historique de Jeanne d’Arc, je la trouve un peu chiante, ça peut très vite devenir laid.
Tout sublime qu’il soit, c’est vrai que le Bresson est un peu moche.
C’est clair qu’il y a un quelque chose qui ne fait pas rêver. De plus, les filles qui jouent Jeanne d’Arc, elles sont souvent anti-sexy, comme si elle ne devait être que vertu ; et moi je me défiais absolument de ce côté gothico-français-austère-anti-glamour.
Après l’avoir un peu délaissée, vous revenez quand même à l’imagerie médiévale.
Pour Orleans, il y avait un rapport à la mythologie que je voulais extrêmement frontal, beaucoup plus frontal que dans Pandore par exemple. D’où le générique avec les gravures. Je souhaitais vraiment qu’il y ait une figure centrale qui soit un point de départ et que je puisse décliner avec beaucoup de variantes. Ce n’était pas juste une métaphore, ce devait être carrément une fille avec une armure, qu’on ait cette imagerie qui puisse se déployer.
Finalement, vous vous retrouvez à explorer aussi la dimension folklorique de cette imaginaire.
Oui et non. Il faut vraiment distinguer le folklore du médiéval pur. Le folklore consiste à faire revivre comme sur une carte postale un fantasme du médiéval, avec toute la dimension kitsch afférente. Alors que le médiéval pur, je parle par exemple des gravures que j’inclus dans le générique, ou bien de la statue de Jeanne d’Arc à Orléans sur laquelle je conclus le film, ce médiéval pur n’est ni kitsch ni criard. Il n’y a pas d’histoire de mauvais goût ; pour moi, c’est sublime et c’est universel.
Le médiéval, c’est un socle référentiel important pour votre cinéma.
Je n’ai pas d’obsession pour l’art médiéval, d’ailleurs je n’y connais pas forcément grand chose. Ce que j’en apprécie, ce qui me parle, c’est sa radicalité archaïque : tout ce qu’il y a, en art, avant l’invention de la perspective. Je n’aime pas l’illusion du réel. Ce que j’aime bien dans l’art médiéval ou l’art gréco-romain, c’est que tout est aplati : les bonhommes sont aussi grands que des maisons ; ils sont dans une positions très raides, soit frontales, soit de profil, et pourtant c’est toujours très expressif. Il y a quelque chose du dessin d’enfant : un geste très primaire, très premier, qui ne nécessite même pas de connaissance technique. C’est comme du son punk, je trouve. Aussi, quand je filme, je fais souvent en sorte qu’il y ait peu de profondeur de champ, qu’on ait du mal à distinguer les perspectives. Évidemment, j’essaie de le faire discrètement. Mais par exemple, dans Pandore, j’ai fait exprès de filmer frontalement, et de loin, pour que ça fasse comme un bas-relief : la porte de la boite ressemble à une espèce de temple dans lequel des gens sortent et rentrent, comme chez les Égyptiens.
On sent que vous vous défiez de la sophistication. Il y a quelque chose de brut, d’un peu mal dégrossi dans Orleans. Ça lui donne un côté fruste, et en même temps très avenant. Est-ce que vous recherchez volontairement ça : être accueillant pour le regard et la pensée du spectateur ?
Dans l’idéal, je voudrais qu’un enfant soit capable de regarder le film, même s’il s’ennuie à certains moments. Je ne veux surtout pas qu’il y ait des éléments d’incompréhension, de la haute culture référentielle. Je pense que ça a aussi quelque chose à voir avec l’art médiéval : un enfant, ça ne sait dessiner ni en relief ni en perspective. Si le Moyen-Âge m’intéresse à ce point – et finalement autant que les grottes préhistoriques ou l’art gréco-romain – c’est qu’il représente l’enfance de l’art. Et puis de manière générale, je n’aime pas les films qui parlent de problèmes d’adultes, de névroses.