Voici un livre qui fera date ! L’Encinéclopédie, du cinéaste Paul Vecchiali, est un dictionnaire en deux tomes publié par Les Éditions de l’Œil, s’attachant aux cinéastes français des années 1930, les suivant film par film au-delà de cette époque, tout au long de leur carrière. Entreprise unique et gigantesque, cet ouvrage passionne, intrigue, crée le débat, tout en se lisant comme un roman.
L’ouvrage de Paul Vecchiali que vient d’éditer Les Éditions de l’Œil impressionne tout d’abord par son ampleur, par son aspect monumental. En effet, il s’agit de pas moins de 1500 pages réparties sur deux volumes massifs, classés par ordre alphabétique de cinéaste. Les films sont abordés chronologiquement, avec une fiche technique, un bref résumé du scénario et des considérations purement critiques. Chaque fiche de cinéaste se conclut par une courte note biographique permettant du coup d’émettre des considérations générales quant aux qualités et aux défauts de son œuvre.
Ce qui frappe donc dans un premier temps, c’est bien évidemment l’ampleur de la chose. Nous sommes là, un peu bête devant une telle somme de films, de réalisateurs, d’acteurs et d’histoires. Par où commencer, par quel bout prendre ce livre ? Car il est vrai – et ne mentez pas car nous sommes beaucoup dans ce cas-là – que l’étendue de notre ignorance est infinie face à un tel travail. Est-il possible que nous, Français, cinéphiles de ce début de millénaire, ayons si peu de connaissances face à ce qui constitue une part non négligeable de notre patrimoine artistique national ? Alors puisqu’il s’agit d’un ordre alphabétique, nous y allons simplement, regardant les grands noms, les plus connus, histoire de voir ce qui est dit, et de comparer le jugement de l’auteur avec le seul jugement qui a de la valeur à nos yeux : le nôtre ! « Alors voyons-voir… Clouzot ? Oh la la, pas tendre le Paul ! Carné ? Ah cette fois il est trop gentil ! Les derniers Renoir ? Ça me rassure, moi qui n’ai jamais osé dire à quel point je les trouvais mauvais. Comme ça on est deux ! Duvivier ?… »
Car oui, cet exercice n’est pas une simple compilation froide et désincarnée, un manuel scolaire impartial et objectif, tout juste bon à fournir des informations d’ordre historique. Paul Vecchiali est un sensible et ce qu’il écrit se révèle incarné, vivant. Ce travail représente des heures passées devant les films, vus et revus plusieurs fois, tout au long d’une vie. Nous sommes face à une mémoire de spectateur acharnée, subjective, étrange, dont l’émotivité surprend. Tout cela nous rappelle à quel point ce qui peut toucher un cinéphile sincère reste finalement obscur pour autrui, à quel point nous sommes désespérément seuls dans le noir. Par conséquent, l’organisation propre de l’ouvrage épouse pleinement cette subjectivité, tout en la tempérant un tant soit peu par l’utilisation d’un système de notation divisé en deux. D’un côté le cinéphile Vecchiali nous ouvre son intimité, et distribue des cœurs et des piques selon ce qu’il aime ou pas, de façon totalement libre. Mais en même temps, à côté de ces petits signes simples mais toujours efficaces – le goût des notes et des listes étant une des tares les plus réjouissantes de la cinéphilie – le cinéaste et critique se fait historien, et distribue sur une échelle de 1 à 10 une note reflétant l’importance du film à sa sortie, l’impact sur son époque. Ainsi, il s’agit de reconnaître la valeur historique d’une œuvre, sans toutefois omettre de dire clairement ce que l’on ressent face à elle.
Alors pour les jugements esthétiques, pour mener le débat, ou le poursuivre avec l’auteur, il faudra repasser dans disons… quinze ans, histoire que nous ayons eu le temps de nous faire une culture, de voir ces films, de devenir nous aussi capables d’apporter une pierre à l’édifice critique. Nous le remercierons de telle découverte, tout en nous moquant gentiment de son enthousiasme face à ce qui ne sera à nos yeux qu’un nanar insipide !
Ne soyez pas intimidé en considérant que ce livre n’est pas pour vous, que vos connaissances en ce domaine sont proches du néant et qu’il est donc inutile de s’atteler à une telle lecture. L’écriture de Vecchiali, son style, la précision et la concision de ses analyses et remarques font de L’Encinéclopédie un ouvrage littéraire à part entière. De cette écriture ressort quelque-chose de l’ordre du merveilleux, de l’étrange et du fantastique. Tous ces noms sortis d’on ne sait où ! L’histoire des films, mais aussi des cinéastes, des connus, mais aussi, et même surtout, des inconnus, de ceux dont on ignore jusqu’à la date du décès. Ces courtes biographies ont un charme fou. La force de ce livre est celle du conte, du vieux grimoire faisant ressurgir les divinités enfouies. De plus, la mise en page discrète, simple, l’absence totale d’image, font que rien n’est là pour nous distraire. Tout concourt de façon radicale, obsessionnelle et démente vers le sujet qui nous préoccupe.
Toutefois, on peut regretter de ne pas trouver dans cet ouvrage un texte, même synthétique, explicitant ce que Vecchiali considère comme étant les particularités de telle période, sorte de préface tentant de dégager des tendances esthétiques et historiques. Car ce qui n’est pas dit ici, et ce qui ressort des différentes rencontres et entretiens menés par l’auteur pour accompagner la sortie du livre, c’est qu’un des buts de ce travail est de réparer une injustice, aller contre un courant de pensée présent dans la critique française depuis la Nouvelle Vague et les Cahiers du Cinéma période années 1950. Il s’agit de réhabiliter des cinéastes, des auteurs raillés par ceux qui entendaient faire la peau aux fausses légendes du cinéma français, à un cinéma de papa nommé de façon ironique Qualité Française. Si Vecchiali peut être affilié à la Nouvelle Vague, il en diffère pourtant par ses goûts et ses affinités. Il reste attaché à des cinéastes conspués par ces gens de la même génération que lui, les Truffaut, Godard, Chabrol… Pourtant, on peut s’interroger sur la perception qu’avaient ces futurs cinéastes de ceux que défend bec et ongle Vecchiali. Le cinéma français des années 1930 est-il le même que celui des années 1950 ? Malgré nos connaissances limitées, il nous semble que le cinéma des années 1930 diffère radicalement de ce qui a suivi, de la période allant de 1940 à la Nouvelle Vague. Le cinéma français des années 1930 est un cinéma sublime, bancal mais aventureux dans la mise en scène, dans le choix des sujets, et offrant une liberté de ton qui surprend. Il y a à cette époque une audace, un côté sans-tabou assez hallucinant, notamment dans les allusions sexuelles, la violence des passions et des rapports de classe. L’aspect brut de l’image et du son permet à ce cinéma d’échapper à la tentation de la vignette à laquelle succombera toute une partie de ces auteurs. Quelque chose n’est pas encore calibré ! Tout n’est pas parfaitement éclairé, cadré. Ce cinéma respire ! Au fond, la force des films d’avant-guerre, c’est qu’on peut leur donner un réjouissant zéro de conduite, et ce à l’inverse de l’artisanat formaté et désincarné de la Qualité Française. Il est donc possible de rejeter le cinéma français d’après guerre et d’adorer celui des années 1930. Du coup, on peut se demander si la Nouvelle Vague a vraiment vu ce cinéma ? La programmation de Langlois à la Cinémathèque, grâce à laquelle cette génération a pu découvrir les trésors du passé, a‑t-elle mis en valeur ces cinéastes ? Y avait-il d’autres alternatives pour eux dans les années 1950 que d’assister au succès de Delannoy – soit dit en passant fortement critiqué dans cet ouvrage ?
Bref, le débat reste ouvert ! Il ne fait même que commencer, et c’est là la grandeur de cette Encinéclopédie ! Alors, que reste-t-il à faire sinon de mêler sa voix à celle de Vecchiali en vue de réveiller les ayant droits, les différentes cinémathèques, les festivals en tout genre, et faire que ces pépites sortent de l’oubli.