Quatre livres-DVD réunissant huit films (quatre longs et quatre courts) de Paul Vecchiali viennent compléter la seconde rétrospective du cinéaste sur les écrans parisiens (qui débute en juillet), agrandissant les possibilités de fréquentation de sa pléthorique et hétérogène production. Les Roses de la vie (CM, 1962), Le Récit de Rebecca (CM, 1964), Les Ruses du diable (1966), Change pas de main (1975), La Machine (1977) C’est la vie (1981), La Terre aux vivants (CM, 1994) et La Cérémonie (CM, 2014) ne témoignent d’aucune évolution de l’œuvre de Vecchiali (il n’y en a jamais chez les grands cinéastes, qui creusent des galeries en termites ou bondissent sur les marges), non plus que d’une impermanence de façade. On peut gager de toute façon que tout rapprochement de films de Vecchiali serait d’abord curieux pour s’affirmer ensuite évident : ce qui relie les films entre eux s’estime dans ce en quoi ils diffèrent (plus que dans des thématiques ou un mode de filmage réitérés) mais aussi dans ce qui n’est pas véritablement considéré comme le fait d’un auteur (mode de production, apport des comédiens, lieux de tournage).
Dans un entretien présent dans les bonus de C’est la vie, Serge Bozon décrit Paul Vecchiali (qui a d’ailleurs fait l’X) comme une sorte d’ingénieur-chercheur dont chaque film, construit comme un prototype, entreprendrait la recherche d’un agencement cinématographique apte à traiter ensemble des questionnements intellectuels, des contraintes de productions, le tout mâtiné d’esprit d’équipe. Par exemple, le film Policier Porno Politique (selon l’expression de Noël Simsolo) qu’est Change pas de main s’invente au carrefour d’une possibilité de financement de Jean-François Davy, du souhait de reprendre l’intégralité des acteurs et des techniciens de Femmes femmes (1974) pour les payer – eux qui ne l’avaient pas été dans ce film précédent qu’admirait P.P.P. (Pier Paolo Pasolini) – et enfin du désir d’entremêler les genres (cinématographiques autant que sexuels) et les histoires (de cul à celles de la guerre d’Algérie). Théo Charrière a ici particulièrement bien évoqué l’hétérogénéité du film, son jusqu’au-boutisme, son climat de nostalgie tragique où se démarquent des corps actuels et crânes.
Le Récit de Rebecca (adaptation d’un extrait du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki), La Terre aux vivants (court dialogue sur la crémation, interprété par Vecchiali et Françoise Lebrun) et La Cérémonie (mettant en scène deux « hypothèses » de solitude, histoire répétée dont le personnage principal est interprété une première fois par Pascal Cervo, la seconde fois par Astrid Adverbe) témoignent diversement (entre autres intérêts) de ces constructions prototypales. Le premier film travaille l’imaginaire et le conte par l’abstraction visuelle et la danse, le deuxième ressemble assez bien à une publicité soucieuse pour une agence funéraire, et le troisième cherche (un peu comme pouvait le faire Eustache dans Une sale histoire) à mettre en scène les écarts de jeu et de sexe par deux répétitions conjointes.
Troupe et tropes
Vecchiali est un auteur, « l’homme qui répond personnellement à des contraintes et à des commandes réelles, l’homme qui tire avec un style à lui son épingle d’un jeu qu’il ne domine pas » (pour reprendre les mots de Serge Daney), mais un auteur qui laisserait chacun des intervenants du film (et pas que les comédiens) tirer son épingle du jeu dont il est le meneur – c’est donc aussi un producteur. Ce qui est fascinant dans les films de Vecchiali, c’est que les particularismes des éléments du film sont rapportables à des instances de travail individuelles. Pour ne prendre l’exemple que des acteurs (jusqu’aux simples figurants) : ils viennent avec leur prosodie, leurs agilité propre, leur mythologie personnelle (via ce goût très sincère de Vecchiali pour les stars d’antan), les fantômes de jeu de leurs précédents rôles… Aisément reconnaissables sont les admirables acteurs de Vecchiali – et par extension des productions Diagonale, société qu’il fonda et qui produisit nombre de cinéastes sans pareils (Biette, Froz-Coutaz, Guiguet, Treilhou) – dont certains, comme Paulette Bouvet (mère de Jean-Christophe), ne sont apparus au cinéma que par la vertu d’un esprit familial auquel on les conviait à participer. Mais le chef opérateur, le compositeur, le(s) décorateur(s) etc. s’attellent aussi en personne à apporter leurs solutions concrètes au projet du film. Ce qui est inhabituel, c’est que ça se voit et qu’on puisse attribuer respectivement des mérites et des personnalités à chacun des éléments du film, remarquables séparément en même temps que branchés sur une dynamique commune animée par le cinéaste-producteur.
Les films de Vecchiali, plus encore à partir des années 1970, permettent de prendre au sérieux le cinéma comme problème social (ils le font thématiquement et concrètement), où l’autonomie de chacun n’est jamais loin de produire l’atomisation du tout. D’où un cinéma qui lorgne vers l’exhibition de deux infinis : l’intime individuel (part profondément impudique, jusqu’à la gêne, comme le remarque en entretien Pascal Cervo), et la superstructure qui produit ces individualités (la part théorique, conséquente). Chaque film entend présenter ensemble les regards d’en bas et les regards d’en haut et veiller à la préservation de leur équilibre. D’où un perpétuel jeu entre intérieur et extérieur, entre asphyxie et grand vent, localisme têtu et ouverture sur le monde entier, où la grande mémoire du cinéma s’incarne dans l’actualité la plus triviale.
C’est la vie montre bien cet état de choses. Le film prend place dans un décor d’appartement à ciel ouvert laissant passer verticalement la lumière du jour (l’effet est étonnant et très beau), et donne la parole à une héroïne radieuse mais enfermée dans sa propre vie – qu’elle finira par fuir. La caméra est sur un pivot et filme alternativement l’intérieur du décor de l’appartement (percé également d’une fenêtre où joue la profondeur de champ), et plusieurs extérieurs réels et imaginaires. Le film est tourné en trois jours et demi et son architecture repose aussi sur une forme d’efficacité économique : une composition de plans-séquences tournés d’une seule prise. Le film ménage à la fois le maximum d’ouvertures à la lumière (jusqu’au toit) et il est en même temps le plus filmiquement dense possible : c’est la durée qui est compressée à l’extrême (à l’instar d’un Fassbinder qui pourrait dire « non seulement on est pauvre, faudrait-il en plus qu’on se prive ? », Vecchiali « bâcle » par excès d’informations, par le souci de trop en dire ; la préparation du film excède le tournage, d’où une rigueur technique plus grande et une propension à maximiser les dialogues et multiplier les situations pour répartir les risques sur toute la longueur du métrage puisqu’il n’a pas le droit à l’erreur). C’est la vie s’apparente à une espèce de relecture du cinéma de Vecchiali, lui réempruntant subrepticement une bonne part de ses personnages et par extension ceux de Diagonale (on y retrouve aussi bien la Simone Barbès de Marie-Claude Treilhou qu’une image rémanente du héros de La Machine incarné encore une fois par Jean-Christophe Bouvet, amoureux de l’héroïne alors très jeune fille), comme pour leur offrir un nouveau tour de piste aux couleurs feuilletonesques. C’est une vraie comédie musicale.
Si Luc Moullet et Vecchiali sont les rares cinéastes modernes à avoir voulu traiter directement tous les genres cinématographiques au fil de leur œuvre, il est bien possible que le premier les ait tirés vers lui et le second les ait au contraire poussés à persévérer dans leur être, en les déportant dans l’incarnation ; ceci s’apprécie notamment dans Change pas de main, où les acteurs sont convoqués pour prêter leur corps à différents genres cinématographiques. Or le porno est bien le genre cinématographique qui, avec la comédie musicale, tiens le plus au corps de ses acteurs, le policier celui dont le récit emprunte les sentiers tracés par la sagacité du détective, tandis que le film politique s’acharne à décrier les situations individuelles : quatre ménages possibles entre personnages et filmages que Change pas de main s’ingénie à assembler.
On l’aura compris, la part accordée au jeu (des acteurs, de la caméra face à eux, du texte dit par eux) est essentielle pour Vecchiali. Si la caméra de C’est la vie est une sorte de volet qui coulisse entre chaque scène, pour les ouvrir et les fermer, celle de Change pas de main oscille entre le voyeurisme de la petite souris et la souricière elle-même ; Quant à celle de La Machine (à l’exception de la scène du café et de la psychologue), c’est à la fois une tribune et une cage.
La machine à différences
Dans La Machine, véritable démocratie représentative rassemblée à l’écran pour débattre d’un sujet de société (la peine de mort), les personnages figurent des relais d’opinion sur un crime inexplicable commis par Pierre Lantier (Jean-Christophe Bouvet), inspiré des affaires réelles de Christian Ranucci et Patrick Henry (le film est une reconstitution réalisée à partir d’une documentation minutieuse) et des avis contradictoires qu’elles ont provoqué. Le film fait comparaître tour à tour un grand nombre de personnages, interrogés par l’entremise d’une caméra de télévision (retransmise dans un poste filmé, ou montrée directement). Certains viennent de l’entourage de Lantier, mais il y a aussi nombre d’anonymes et des personnalités politiques (de partis, d’institutions, d’association pour la peine de mort …) auxquels s’adjoignent bien sûr le personnel judiciaire – de la juge d’instruction aux psychologues devant statuer sur la folie de l’assassin. C’est d’ailleurs avec l’une des psychologues (interprétée par Hélène Surgère) que le film déploie une des deux bouffées fictionnelles (la première a lieu avant le meurtre dans un café où l’on s’engueule et où l’on chante), bienvenues dans l’enclos étouffant des comparutions de tous. Il n’est pas étonnant que cette scène se fasse sous l’auspice du repentir (la psychologue reconnaît son propre sadisme envers Lantier) dans un film modelé sur la machine judiciaro-médiatique qui avance en chargeant et ne laisse par là aucune place au vague ou à l’indécision. Même le discours final (écrit et interprété par Bouvet, encore un exemple de « sous-traitance » dans l’entièreté du rôle donné au comédien) contre l’impensé pédophile de la société et l’hypocrisie qui s’y attache (et qu’on pourrait fort à propos ressortir aujourd’hui) est moins scandaleux ou dérangeant que dans la ligne (encore accusatrice) de celui qui l’assène.
Ce film dont l’importance politique et artistique est indéniable mime didactiquement le fonctionnement de toutes les machines sociales, en dévoilant les rouages par une assimilation presque forcenée. S’il reste très apprécié en général des spectateurs et de la critique (moins par l’auteur de ces lignes), il est peut-être le plus programmatique en même temps que le plus classique (beaucoup esquissent un parallèle langien) en ce qu’il confond volontairement la comparaison avec la comparution. Ici, la promotion des individualités et leurs divergences réitérées s’achemine vers l’extinction de tous les discours jusqu’à ce qu’apparaisse la mort véritable (la tête enfin coupée de Lantier dans le panier de la guillotine, à la suite d’un plan séquence glaçant), grande gagnante.
On peut voir C’est la vie comme le double inversé et rieur de La Machine. Les deux films possèdent un peu le même systématisme de mise en scène et proposent le même type de promotion des personnages (par le monologue), même si les personnages de La Machine s’adressent à une entité vague (la société) et ceux de C’est la vie aux oreilles bienveillantes de personnages alentours. Et ce n’est sans doute pas un hasard si la condamnation envers les médias se retrouve dans les deux films, et s’ils s’approchent formellement assez près de l’esthétique télévisuelle (le reportage pour La Machine, le sitcom et l’émission de variété pour C’est la vie). Ils sont tous deux des tentatives de reconstitutions d’une vie de quartier sous un mode villageois (C’est la vie reconstitue la place du village, La Machine l’archéologie des commérages), avec tout ce que cela représente de parenté télévisuelle (celui qui a un peu lu Daney ne contredira pas).
Là où les deux films diffèrent fondamentalement, c’est dans l’identification aux personnages qu’ils proposent. Chez Vecchiali, elle est souvent difficile au regard de l’extériorité des individus filmés. L’identification dans La Machine est clivée (on ne peut s’identifier qu’au discours le plus proche de notre appréhension, le film reste en cela très « non-réconcilié »), tandis que celle de C’est la vie est libre et court à travers les différents rôles.
C’est un mode d’identification similaire mais plus fort que propose le premier film de Vecchiali, Les Ruses du diable, collant aux soucis de Ginette son héroïne (Geneviève Thénier), attaché à elle et la regardant vivre. Cette histoire de roman photo (une jeune couturière se voit recevoir chaque jour d’un destinataire inconnu une forte somme d’argent qui bouleverse son mode de vie), très Nouvelle Vague, qui fait balancer le film entre la vitalité doucereuse d’un Demy et l’ironie attendrie d’un Godard, est portée par la jeunesse de son actrice qu’accompagne une mise en scène attentive aux multiples espace des vies. En effet, le trajet de l’héroïne s’adjoint toujours d’une découverte des intérieurs et des paysages ; et les conditions de vie, toutes sensibles, éclairent ceux qui y vivent. Le film est magnifique dans la générosité qu’il offre à chacun de ses personnages, même les simples figurants, sans rien enlever pourtant à l’héroïne et sans jamais se confondre avec elle. On sent que Vecchiali adore son actrice mais le film ne propose jamais que de la mettre en relation, pas de la laisser prendre tout l’espace, tout réalisme sincère n’advenant que du rapport à l’autre. À la recherche de son mécène fantôme, Ginette bute sur des pans de réalité concrète (y compris sa mère et une jeunesse abandonnée à la province) face auxquels elle répond avec son intelligence et ses forces propres.
Abandonner l’infini
On évoquait plus haut les deux infinis, les deux visées (intime et théorique) du cinéma de Vecchiali. Il faudrait y ajouter la plus belle touche et la moins simple : l’in-fini, le non finito, l’esquisse d’une durée qui se perd dans l’intensité de son émotion, et qu’on ne peut couper qu’un peu hasardeusement. Lorsque qu’on approche de l’infini de l’intime, lorsque l’expression d’un visage dépasse sa propre surface, devant ce mélange radioactif instable menaçant de se décomposer Vecchiali ne boucle pas, n’explique surtout pas et il fonce droit au but (alors tous les moyens sont bons : musique, travellings). Il nous prend de vitesse jusqu’à ce que son mouvement dépasse l’émotion, et alors passe sans transition à autre chose, nous laissant une impression sidérée mais déjà passée dans la mémoire. Femmes femmes pousse à un niveau dément cet empire des différents états de l’émotion (on dira : solides, liquides, gazeux), accompagnée d’une sérieuse recherche des différences de degré pour passer de l’un à l’autre.
Les Roses de la vie est l’un de ces films qui attend longtemps, et décharge sans prévenir dans une scène magnifique l’entièreté de ce qui s’était doucement accumulé. L’inoubliable Germaine de France interprète une vieille couturière parisienne (le personnage et l’actrice reviennent dans Les Ruses du diable) qui, murée dans sa solitude, casse sa tirelire, commande un taxi et retourne en province sur un lieu d’expérience ancien (une maison) maintenant habité par d’autres un peu rustres et peu compréhensifs. On ne décrira pas l’impossible scène où tout s’ouvre et où les arbres anonymes d’une forêt et les raies de lumière qu’ils permettent forment en face de l’héroïne un ensemble de témoins silencieux et bienveillants. Mais on dira que Vecchiali prouvait déjà qu’il était un grand cinéaste. Ce qu’on ne savait pas encore à l’époque, c’est qu’il ne se le tiendrait pas pour acquis et qu’il tâcherait de le prouver de toutes les manières possibles, peuplant une filmographie composite et unique. Ce qui, aujourd’hui, est encore loin d’être fini.