Sorti en 1988, Le Café des Jules clôt une prolifique décennie au cours de laquelle Paul Vecchiali réalisa pas moins six longs-métrages (auxquels s’ajoutent quelques courts et sa participation au film collectif L’Archipel des amours), avant de connaître une petite traversée du désert qui durera jusqu’en 1994. Il marque également un changement dans la carrière du réalisateur, lui qui s’était jusqu’ici essentiellement fait remarquer pour l’emphase magnifique avec laquelle il pouvait croquer des portraits de femmes de générations et de condition sociale diverses (Corps à cœur, C’est la vie, En haut des marches ou encore Rosa la rose, fille publique). Mais plutôt que l’inimitable style de Vecchiali, Le Café des Jules semble davantage porter en lui la marque de son scénariste, Jacques Nolot, passé par la suite derrière la caméra pour mettre en scène la question du désir et la déliquescence du corps (La Chatte à deux têtes, Avant que j’oublie) et qui s’était déjà illustré en co-scénarisant le téléfilm La Matiouette d’André Téchiné quelques années plus tôt. Ici, la masculinité subtilement revendiquée comme marqueur social régente les rapports de quelques copains de bistrot, blaguant de manière apparemment inoffensive sur l’expression de leur virilité ou s’emportant brièvement dès qu’il est question d’exprimer leurs engagements politiques ou syndicalistes. Autour de ces modestes piliers de comptoir gravitent quelques femmes qu’ils malmènent sans vraiment penser à mal, à coups de gestes ou de mots déplacés, peut-être parce que la présence éphémère de ces dernières (la patronne du bar ne cesser d’entrer et de sortir du champ) renvoie involontairement ce groupe de quadragénaires à leurs ratés, à leur manque de perspectives, mais surtout à leur enracinement dans ce lieu un peu sordide, un café de seconde zone qui émerge péniblement d’une ville de banlieue grise, sinistre et anonyme.
L’aquarium
Ce café, dont il est question dans le titre et dont la personnification n’existe qu’au travers de ceux qui l’investissent (on ne nous dira jamais le nom de la ville ou de la banlieue où se déroule l’action), n’est pas seulement l’arrière-plan décoratif de ce qui aurait pu tout aussi bien être une pièce de théâtre. Au contraire, l’étanchéité des décors joue un rôle primordial : filmé comme un aquarium qu’on épie de l’extérieur (notamment lors de certaines scènes-clés où la mise en scène va justement interroger la place du spectateur qui pourrait être celle du passant, voyeur et complaisant), le bistrot détermine deux espaces bien distincts séparés par une paroi de verre. À l’intérieur, le théâtre d’un affrontement verbal où chacun semble prisonnier de son rôle, tandis qu’à l’extérieur, l’individu est comme désintégré, certes anonyme mais libéré de tout ce qui pourrait le surdéterminer du point de vue du genre ou de l’appartenance sociale. L’aisance avec laquelle la caméra passe d’un espace à l’autre (et qui contraste sensiblement avec l’immobilisme du décor et la raideur de certains dialogues) permet au film de compresser le temps et l’espace, mais aussi de prendre quelques menues respirations parfois trompeuses quand à la sortie se substitue l’entrée d’un personnage dont on ne connaît pas encore toutes les intentions. C’est là toute l’ambiguïté du Café des Jules de nous faire croire à l’apparente mobilité des corps, libres d’entrer et sortir, et qui se retrouvent finalement pris au piège d’un jeu où chacun a toujours plus à se prouver que l’autre : qu’il est un homme, qu’il peut exprimer des idées ou encore qu’il peut honorer une femme. Parfois triviales, les situations rendent compte de cet état de tension sous-jacent avec lequel chacun semble avoir trouvé ses habitudes et dont on ne soupçonne pas qu’il peut soudainement dévier dangereusement.
Joute verbale
Du Café des Jules, on connaît – même sans l’avoir vu – cette scène difficile qui voit une femme (interprétée par Brigitte Roüan) se faire violer parce qu’elle a osé se moquer de la virilité d’un des fameux Jules. Pourtant, cette scène ne représente en aucun cas le point de bascule autour duquel s’articuleraient un avant et un après. Situé à la toute fin du film, le viol vient plutôt clore le dérapage progressif de quelques types a priori normaux qui se retrouvent acteurs ou complices d’un crime. Pour qui connaît et serait tenté d’anticiper cette fameuse scène, la première heure qui la précède pourrait sembler un peu fastidieuse dans sa manière de poser les enjeux : la présence de Jacques Nolot au scénario et devant la caméra (il incarne lui-même un homme bien moins respectable qu’il n’en a l’air) n’est certainement pas étrangère à la lourdeur un brin démonstrative avec laquelle le film s’attache à pousser les personnages masculins dans leurs retranchements les moins glorieux à coups de dialogues sur-écrits. Certaines situations donnent même le sentiment que l’auteur cherche à régler des comptes avec une représentation standardisée de la masculinité (ce qui nous vaudra une dispensable scène d’hystérie au cours de laquelle une valise pleine de sous-vêtements féminins sera pillée par le groupe d’hommes, trop heureux de pouvoir exprimer une homosexualité refoulée) et nous prend à partie de ce petit jeu complaisant qui ne vise qu’à révéler la laideur de ses personnages. Ce n’est pas forcément ce à quoi le cinéma de Vecchiali, ample et généreux, nous avait habitués, lui qui était parvenu à faire ressortir la troublante humanité d’un tueur d’enfant dans son manifeste contre la peine de mort, La Machine, sorti en 1977.